Je suis rage!
DAMAGE Control

Mon tendre Éliane...
El dynamitero...
Arman surveillant la combustion de la voiture après l’explosion. “LA TULIPE“ 2001.
Triumph Spitfire combustion de la voiture après l’explosion. “LA TULIPE“ 2001.
DIE WISE ORCHID
1963
TIRAGE: Unique TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 2500 x 5100 x 1300 DESCRIPTION: Voiture MG blanche explosée sur panneau blanc.

BRISER COUPER BRÛLER :
ARMAN OU LE VANDALISME CONSCIENT

Préambule
En 2001 a été inaugurée au Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice (Mamac) une rétrospective intitulée Arman. Passage à l’acte. La couverture du catalogue reproduit une photographie de l’artiste franco-étatsunien posant devant une voiture dynamitée achevant de se consumer au milieu d’une carrière de Vence.
 
Exécutée le 30 mars 2001 devant les caméras de France 3, cette opération spectaculaire a donné naissance à une œuvre titrée La Tulipe. Elle fait écho à L’Orchidée blanche (Wise Orchid), autre automobile détruite dans les mêmes conditions en mai 1963 près d’Essen.
 
L’identité créatrice d’Arman s’est largement fondée sur l’exploitation et sur la déclinaison méthodique de ce principe de destruction irréversible de l’objet comme processus d’activation artistique. L’artiste procède à ses premières brisures en 1959 dans le cadre de la pratique des Allures, obtenues par la projection d’objets encrés sur des supports bidimensionnels. Il parle d’un geste « très violent », créant ce qu’il appelle des « accidents »  ¹ Voir Arman,dans AlainJouffroy, « Arman », entretien avec l’artiste, L’Œil, Paris, n° 126, juin 1965, p. 26..
 
Rétrospectivement, ces productions ont été désignées sous le terme d’Allures-Colères, en référence à une série apparue en 1961 : les Colères d’objets, également détruits par projection ou écrasement. Également en 1961, Arman opte pour une modalité destructrice apparemment plus rationnelle avec la série des Coupes, qui présente des objets segmentés par l’emploi de la scie manuelle ou électrique.
 
En 1963, apparaissent les Explosions ou objets dynamités, qui prolongent spectaculairement le procédé des Colères. Selon le critique Otto Hahn, Arman atteint le « dernier stade de l’intervention destructrice »  ² Voir Otto Hahn, Arman, Paris, Hazan, coll. « Ateliers d’aujourd’hui », 1972, p. 48. l’année suivante, avec la série des Combustions d’objets.
 

 

Tant va la cruche...
Une colère abstraite. Ce qui n'est pas visible, c'est le contenant fracassé (la cruche)...
TANT VA LA CRUCHE
1958
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 940 x 750 DESCRIPTION: Pichet contenant de la peinture projeté sur un panneau.
Colère brute. Ici les fragments de l'objet cassé sont fixés au plus près de leur chute
COLÈRE DE MANDOLINE
1961
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 780 x 590 x 70 DESCRIPTION: Mandoline brisée sur panneau de bois.
La double datation de la pièce atteste, à partir de la décision originale, de l'exploration curieuse et permanente du geste.
EXPLOSED COFFEE POT
1965
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 610 x 570 x 170 DESCRIPTION: Pot à café éclaté sur panneau.
Une pièce témoignant de la préoccupation d'Arman sur la société de consommation et l'obsolescence programmée.
OK DAD, LET'S WATCH TV NOW
1962
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 1520 x 1115 x 400 DESCRIPTION: Poste de radio brisé sur panneau de bois noir.

L’artiste adoptera par la suite d’autres modes opératoires souvent combinés  ³ Sur l’origine des principales pratiques développées par Arman depuis les années 1950, nous renvoyons à notre étude en ligne Les féminins d’Arman, des Cachets aux Interactifs, 1957-2005, Genève, Fondation A.R.M.A.N., 2016, Préface de Cécile Debray, accompagnant l’exposition Arman. L’Eternel féminin, présentée par le Musée Arman en 2016., comme celui des Sandwich-Combos (objets intercalés entre des Coupes, à partir de 1997) ou des Fragmentations (déclinaisons progressives de Coupes d’objets identiques, à partir de 1998).

 

Appliquée à deux ensembles d’arrosoirs en 1999, cette dernière procédure confronte le procédé de la Coupe à celui de l’Accumulation d’objets monotypes, auquel est encore trop souvent réduite la contribution d’Arman. Il est à noter que cette orientation quantitative suivie à partir du printemps 1959 implique encore une atteinte à l’objet, tout au moins de petite dimension. Car une fois franchi le « seuil critique » de l’accumulation, son identité fonctionnelle tend à disparaître au profit d’un effet de monochromie bien identifié par celui qui se définira comme un « para-sculpteur »  « C’est par accident que je fais des choses en trois dimensions en me servant d’objets. Alors, je suis une espèce de para-sculpteur », explique l’artiste (Arman, dans Dominik Rimbault, Arman. Portrait d’un sculpteur, Centre national des arts plastiques/Centre Georges Pompidou, 52 min, 1998). : « [...] j’ai toujours prétendu que dans l’accumulation il y avait un changement, la quantité crée le changement, l’objet est annulé en tant qu’objet. Il devient une sorte de grain, de surface, de monochrome : [...] ça démolit un peu l’identité »  Arman, dans A. Jouffroy, « Arman », op. cit., p. 26.. En ce sens uniquement, brisure et entassement ne relèvent pas de « procédés rigoureusement inverses »  Pierre Restany, « Arman et la logique formelle de l’objet », Arman, cat. exp., Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 1966, n. p., comme l’écrivait Pierre Restany en 1966.

Le seuil critique
Traduite dans l'agencement des fragments, l'attirance pour l'abstraction formalise la préoccupation accumulative.
KARMA
1963
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 255 x 245 x 60. DESCRIPTION: Coupe de statuettes dans du polyester, sur fond en bois rouge.
A condition qu'ils n'aient pas une valeur historique ou artistique notable, tous les objets peuvent devenir l'objet de son attention déstructurante.
ANARMOPHOSE
1962
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 1210 x 380 x 130 DESCRIPTION: Cafetière découpée sur panneau bois.
Tranche de vie, vie tranchée : l’héroïne à l’égoïne.
TRANCHE DE VIE DE JEANNE D'ARC
1962
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 340 x 120 x 70. DESCRIPTION: Statuette découpée représentant Jeanne d'Arc.
La récurrence de la destruction d’objets dans la production d’Arman, à l’origine de plusieurs milliers de pièces, a amené des auteurs à s’interroger sur les fondements de la démarche de l’artiste, pour finalement la corréler à une « prédisposition mentale » ou « physique » à la destruction. « […] le problème des ‘colères’ est central dans l’œuvre d’Arman, comme dans sa personnalité », indique ainsi Pierre Restany en 1967-1968, dans la préface de la monographie d’Henry Martin consacré à l’artiste. « Agressivité et angoisse ne sont que les motivations affectives d’une énergie massive, d’une puissance de travail qui avant même de faire ‘de l’art’, cherche à se libérer, à s’exprimer, à s’enraciner dans le réel », écrit-il plus loin, avant d’évoquer la « sûreté » de l’homme « au-delà de son instabilité de surface qui est aussi une motivation énergétique »  P. Restany, « Arman », Henry Martin, Arman, Paris, Pierre Horay, 1973, p. 13, 15. Texte de 1967-1968..
 
En 1987, le critique Bernard Lamarche-Vadel relie les destructions d’objets d’Arman à une « obsession pour la matérialisation des catégories du temps affronté par l’œuvre d’art » Voir Bernard Lamarche-Vadel, Arman, Paris, La Différence, coll. « Mains et Merveilles », 1987, p. 68.. Ce lien entre destruction et temporalité est déjà établi en 1972 par Otto Hahn, lequel invoque alors « l’angoisse » de l’artiste liée à l’impossibilité « de retenir le temps, l’instant », mais aussi « de posséder et de retenir » des objets devenus encombrants sitôt produits et acquis Voir O. Hahn, Arman, op. cit., p. 20-21.. En 1993, Pierre Cabanne va dans le même sens en faisant de la destruction armanienne une tentative de maîtrise de l’objet surproduit, en réaction au rétrécissement progressif de notre espace vital. Le critique identifie une autre cause de la destruction, en l’occurrence la propre violence de l’artiste, qu’il présente comme un homme à la fois « angoissé et agressif »  ¹⁰ Voir Pierre Cabanne, Arman, Paris, La Différence, coll. « Classique du XXIe siècle », 1993, p. 25..
Violence ?...
En 2008, la journaliste Christine Siméone fait également référence à « l’angoisse existentielle » et à la « violence » d’Arman, en évoquant son « énergie de rage permanente, sans accalmie », et en le présentant comme un « animal rugissant, plein de vie, toujours à la conquête du monde, pour dépasser cette inquiétude sournoise et récurrente ». L’auteure décrit également l’artiste comme  un « hypocondriaque, tendance vague à l’âme. Un inquiet sous contrôle. […] Ne supportant pas l’intrusion dans son espace vital », avant de signaler son côté « sombre et autodestructeur »  ¹¹Christine Siméone, Elianarman. Bye Bye ma muse, Genève, Fondation A.R.M.A.N., 2008, p. 53, 170..
 
Deux ans plus tard, Emmanuelle Ollier écrit que les modes d’interventions d’Arman sur l’objet « indiquent clairement sa propension à célébrer la violence », la dominante physique de son œuvre faisant « directement écho au tempérament explosif de l’artiste, dépositaire d’une force vitale exceptionnelle »  ¹²Emmanuelle Ollier, « Arman et l’esprit du Bushido. La quête du geste parfait », Jean-Michel Bouhours (dir.), Arman, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 22 septembre 2010-10 janvier 2011, p. 47..
 
 
Après Amsterdam...
Après Amsterdam, exploration d'un nouveau geste de déstructuration dans la revendication du politiquement incorrect, dans la provocation.
BLACK IS BLACK
1964
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Combustion. DIMENSIONS EN MM.: 1040 x 630 x 630 DESCRIPTION: Prie-dieu brûlé et enduit de plastique dans une boîte en verre.
Le premier violon brûlé noyé dans le polyester qui permet par cette stratégie de présentation de maintenir les choses entre-elles et retrouver la sculpture / peinture en configuration murale.
SANS TITRE
1964
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Combustion. DIMENSIONS EN MM.: 765 x 540 x 55 DESCRIPTION: Violon brûlé sur fond doré dans du polyester.

La plupart des auteurs cités ici ont pu fonder leurs réflexions sur leur expérience relationnelle avec Arman et sur le recoupement de témoignages publiés, dont ceux laissés par l’artiste lui-même. Celui-ci, au fil des interviews et de ses écrits, a en effet laissé des pistes biographiques permettant d’appréhender son personnage et sa démarche à travers la question de la configuration mentale et de l’implication physique. Cette question peut aujourd’hui bénéficier d’un éclairage privilégié grâce à l’étude de la correspondance échangée par Arman et sa première épouse Éliane Radigue – son « énergie féminine »  ¹³ Arman, Lettre à Éliane Radigue, postée le 21 octobre 1957. L’ensemble des lettres intégralement ou partiellement citées dans cette étude sont conservées dans le fonds d’archives Fondation A.R.M.A.N. Nous signalons que si nous avons procédé à quelques corrections orthographiques, nous respectons la ponctuation originelle de ces documents consultables en ligne. - du début des années 1950 à la fin des années 1960, soient un millier de lettres conservées par la Fondation A.R.M.A.N. Disons-le tout de suite : cette étude n’est pas sans danger méthodologique pour l’historien de l’art, en raison du risque de la surinterprétation ou de la torsion interprétative guidée par le présupposé. Un risque d’autant plus grand que l’expression manuscrite de la pensée d’Arman nous demeure bien souvent énigmatique sur fond sinon sur la forme. C’est pourquoi il nous est apparu utile de citer relayer abondamment le discours de l’artiste, ceci afin de permettre au lecteur de faire émerger d’autres analyses et donc d’autres hypothèses et conclusions.

Mon énergie féminine
La preuve par le titre, avec la première Colère d'Arman...
NBC RAGE
1961
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 2000 x 1570 x 247 DESCRIPTION: Contrebasse cassée sur un panneau de bois, la première colère créée.

 Violence latente, violence spontanée

 
Dans une lettre de 1952, Arman fait savoir à Éliane Radigue : « J’ai cassé une lame du petit canif que tu me donnas et j’en ai de la peine - déjà j’avais un petit peu détérioré les ciseaux. Rien ne résiste dans mes mains, c’est dommage »  ¹⁴ Arman, Lettre à É. Radigue, 1952.. Au-delà de l’accident comme résultat d’une maladresse anecdotique, il affirme 40 ans plus tard « [aimer] les techniques violentes : casser des objets, les écraser, les briser »  ¹⁵ Arman, Mémoires accumulés. Entretiens avec Otto Hahn, Paris, Belfond, coll. « entretiens », 1992, p. 41..
 
Il est tentant de relier l’appétence de l’artiste pour les « techniques violentes » à sa propre violence, qu’il évoque d’ailleurs dans le même contexte : « J’ai toujours été batailleur. J’ai fait de la boxe anglaise. Mais recevoir des coups tous les jours, c’est dur. J’ai choisi quelque chose de plus exotique, le judo. […] Puis j’ai fait du kung-fu, du karaté, de la boxe chinoise… Les arts martiaux, c’est mon complexe d’Achille. Pour que son fils échappe à son destin, la mère d’Achille l’a trempé, le tenant par le talon, dans le sang du dragon. Elle l’a ensuite envoyé à la cours du roi Minos qui n’avait que des filles. Pareillement, j’ai été élevé dans une école de filles. Mais quand Ulysse a voulu retrouver Achille caché au milieu d’un groupe d’adolescentes, il a jeté un bouclier, une épée et un casque. La demoiselle qui les a ramassés, c’était Achille. Ayant grandi au milieu de jouvencelles, j’ai moi-même une attirance pour la violence et les armes »  ¹⁶ Ibid., p. 22..
J'ai cassé une lame du petit canif...

Arman - « excellent tireur d’instinct, [qui] fait mouche à tous les coups à trente pas »  ¹⁷P. Restany, « Arman », op. cit., p. 1. a ponctuellement fait allusion à sa jeunesse en révolte, en expliquant avoir été un savageon»¹⁸ Arman, dans Tita Reut, « Souvenirs d’École », Arman. La traversée des objets, cat. exp., Vence, Château de Villeneuve, Paris, Hazan, 2000, p. 200. jusqu’à l’âge de 14 ans. Toutefois, on ne peut pas parler d’un abandon total d’un comportement aux limites de la délinquance au-delà de 1942.

 

On sait notamment que l’artiste, garde du corps d’un ami militant au Rassemblement Peuple Français fondé par Charles de Gaulle, a été mêlé aux accrochages entre les communistes et les gaullistes niçois au cours de l’année 1950. Arman, sur ce point, nous apprend : « […] j’étais engagé par amitié. Je n’y mettais aucune passion politique, même pendant les bagarres entre communistes et gaullistes. Certaines confrontations se sont terminées par des coups de feu »  ¹⁹Arman, Mémoires…, op. cit., p. 25.. Une affaire de pose d’explosifs devant les locaux du Parti Communiste de Nice le détourne définitivement de la Violence de rue, à l’exception d’une réponse défensive évoquée dans une lettre de 1960.

Un sauvageon...
Il regardait la boxe parce qu’il aimait la boxe, mais s’il y avait eu un référendum pour ou contre la boxe, il aurait voté pour son abolition. La même chose pour les armes.
SANS TITRE
1962-1964
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 295 x 395 x 30 DESCRIPTION: Revolver découpé dans du polyester.

La dimension violente d’Arman, sans doute ironiquement niée dans une lettre de 1962 faisant valoir son « caractère très gentil très doux » ²⁰ Arman, Arman, Lettre à É. Radigue, 1962., va aussi et surtout impacter sa pratique de création. En 1992, ainsi, l’artiste associe les Allures et les Allures Colères à « [sa] composante de violence […] dans la lignée de Van Gogh »  ²¹ Arman, Mémoires…, op. cit., p. 30., malheureusement sans nous donner plus de détails. En 1965, il fait savoir que les Colères et les Coupes ont une « valeur de révolte », lorsqu’elles intègrent des objets volumineux. « Parce qu’à un moment, nous dit-il, je me chauffe moi-même en travaillant. En cassant un piano à coups de masse, je finis dans une fureur physique assez concentrée, c’est évident »  ²² Arman, dans A. Jouffroy, « Arman », op. cit., p. 48..

 

Une fureur que l’on peut lier à un phénomène rapporté par Pierre Restany au sujet des Cachets apparus en 1954, impliquant cette fois des objets-ustensiles aux dimensions modestes : « Du contact avec les cachets, me disait Arman à l’époque, il se produit en moi une transformation étrange. J’en choisis un, je le prends, je le manipule, je l’abandonne, j’en prends un autre. Je m’excite, je suis envoûté, j’entre peu à peu dans une sorte de transe »  ²³ P. Restany, « Arman », op. cit., p. 4.. Arman confirme cette modalité d’emballement dans l’exécution de ses accumulations monochromes de tubes de peinture créées à la fin des années 1980 : « […] en bon sauvage, je fus pris d’une frénésie post-pollockienne pendant laquelle […] j’ai accumulé, piétiné […] de grandes quantités de tubes et leurs couleurs, avec des éclatements et des giclures d’une extrême violence ». Et encore, à propos cette fois des Shooting Colors qui feront suite : « Autour de moi, sur moi, dans l’atelier, le bombardement de couleurs échappant à tout contrôle dessinait des traces persistantes, violentes, rectilignes, qui agressaient et recouvraient tout ce qui se trouvait sur leur parcours »  ²⁴ Arman, « Je suis une fourmilière », manuscrit d’octobre 1989, Arman New York Studio Archives. Reprod. dans Pierre et Marianne Nahon (dir.), Shooting Colors : peinture et musique, cat. exp., Paris, Galerie Beaubourg, 30 novembre-30 décembre 1989, Paris, La Différence, 1989, p. 25-26..

J'entre peu à peu dans une sorte de transe...
Tout en déclarant se sentir beaucoup plus apaisé qu’au début de sa carrière, il admet que sa « révolte purement physique [...] peut amener à des excès »  ²⁵ Arman, dans A. Jouffroy, « Arman », op. cit., p. 48.. Le 5 avril 1975 à partir de 19h, un évènement spectaculaire va en apporter confirmation, dans la continuité de la destruction publique du piano de Chopin’s Waterloo exécutée le 14 août 1962 dans le cadre de l’exposition Musical Rage (Galerie Saqqârah, Gstaad). Il s’agit de la destruction à la masse, à la double hache, au pic et au cutter d’un intérieur d’appartement de la moyenne bourgeoisie étatsunienne, reconstitué au sein de la Galerie John Gibson de New York. « En vingt-deux minutes […], rapporte Arman, j’ai réduit les trois chambres en morceaux. Une rage insensée s’était emparée de moi, je frappais les bouteilles qui explosaient, je vidais les tiroirs, j’aplatissais les tubes de crème. À la fin, j’étais épuisé »  ²⁶ Arman, Mémoires…, op. cit., p. 187..
 
Témoin de l’évènement baptisé Conscious Vandalism, Sarenco en livre une description plus détaillée : « Le troisième acte - à la fois cruel et sublime, tragique et réparateur - est celui de la catharsis poétique par la violence physique pure et simple. Arman apparaît comme un spectre sur le fond de scène, son visage rendu pâle et tendu par la gravité et la solennité du moment ; dans ses mains, il tient la hache et la masse […]. Ce sont les précieux instruments graphiques de cette grande partition de vandalisme qui commence par un bocal de poissons rouges violemment projeté contre l’écran du téléviseur coupeur où défilent des images mouvantes et bavardes. C’est l’étincelle qui met le feu aux poudres, la goutte qui fait déborder le vase. Arman est le poète vandale désormais possédé, dionysiaque, maître de cérémonie de la plus abominable des phallophories. Il agresse les objets avec la haine accumulée de générations entières : il casse, coupe, rompt, arrache, déchire, jette, frappe, heurte, écrase. C’est un crescendo continu et constant, ponctué de petits cris, de gémissements de plaisir, auxquels se même une gestuelle de danse indienne autour du poteau de torture. L’orgasme d’Arman, le mien et celui du public surviennent à l’unisson quand notre poète vandale se jette d’un bond sur le lit et, d’un coup de hache bien asséné, réduit à de plus humbles proportions la Crucifixion de Salvador Dali. […] Arman est fatigué, éreinté : tous les poètes lui ont demandé de les venger […], et lui s’est porté volontaire, le chevalier sans peur et sans reproche qui combat le dragon à sept têtes »  ²⁷ Sarenco, « Le poète comme vandale conscient », Arman. Conscious Vandalism/Vandalismo cosciente, Vérone, Edizioni Factotum-Art, 1982. Traduit de l’anglais pas Jean-François Allain, J.-M. Bouhours (dir.), Arman, op. cit., p. 273..
Une rage insensée s'était emparée de moi...
La première action publique et le côté économe : sans vidéos, sans photographies, c’est la momification de la performance scénique.
SANS TITRE
1961
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 1500 x 1440 x 250 DESCRIPTION: Cabinet louis XIII brisé, sur panneau de bois, réalisé en public lors du 1er festival du nouveau réalisme, abbaye de Roseland, Nice (France).
L'enduction préfigure le bronze qui viendra comme une solution à la fragilité réelle de l'oeuvre.
APRÈS LE TEMPS MENAÇANT
1965
1965 TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Combustion. DIMENSIONS EN MM.: 1140 x 850 x 850 DESCRIPTION: Fauteuil brûlé, enduit de plastique.
Cette action qualifiée d’« assez brutale »  ²⁸ Arman, dans Daniel Abadie, « L’archéologie du futur », Daniel Abadie (dir.), Arman, cat. exp., Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume/Rmn, 1998, p. 60. par Arman est rééditée en 2001 lors de l’inauguration de la rétrospective Arman. Passage à l’acte. Mais cette fois, la reconstitution d’un salon des années 1970 est détruite au moyen d’un bulldozer puis d’une masse, avec, selon le témoignage du directeur du Mamac, « une jubilation évidente »  ²⁹ Gilbert Perlein, « (En forme d’hommage) », mai 2006, préface de l’exposition Arman : Subida al cielo, 2006, lien. Consulté le 10 janvier 2012..

 

Le sentiment jubilatoire n’est probablement pas étranger à la dimension potentiellement ludique de la destruction, dimension qui transparaît dans une lettre de mai ou juin 1963 écrite par Arman depuis Düsseldorf peu après le dynamitage de la MG de Isle Dwinger à l’origine de l’œuvre Wise Orchid (« l’apothéose des Colères »  ³⁰ P. Restany, « Arman », op. cit., p. 12. selon Pierre Restany) : « […] je veux bien un […] grand panneau préparé. Installer un piano à queue. Truffé de dynamite puis de loin commander l’explosion deux minutes après une équipe habillée en mineur avec casques viennent fixer les vestiges sur panneau on peut aussi envisager une vieille voiture – un poste de TV un coffre fort. ect ect – et cela me promet du bon temps à Nice pour des expérimentations futurs on va se marrer […] Attention au départ. Prochaine carte d’invitation un pétard que l’on peut allumer. je suis enragé. Mais te t’aime je t’aime je t’aime je t’aime avec la force d’expansion des gaz libérés par l’explosion »  ³¹ Arman, Lettre à É. Radigue, mai-juin 1963. À titre anecdotique, signalons un accident domestique relaté par la première épouse de l’artiste : « ‘Oyez la triste histoire d’une femme […] qu’une explosion failli transformer en statut de saindoux, couronnement glorieux fêté dans la graisse de cochon […]’. […] En deux mots : rillettes (oh première horreur) marmite autoclave (oh deuxième horreur) explosion par une maladresse du chef (Pan) 10 kgs de rillettes bouillants répandus dans la cuisine, ou ce qui en sert hommes et gens sans autre conséquence toutefois que la folie passagère des deux parties conjointes et le réajustement des choses par le fruit des deux parties. Moi en l’occurrence. » (É. Radigue, Lettre à Arman, v. 1954)..

Je suis enragé...

Cette donnée du jeu est tenue pour indispensable par l’artiste dans une lettre de 1966 écrite depuis New York : « Je ne me sens pas harmonieux […]. […] aucun substitut ne pourra me sortir de cette impasse. Pour l’instant, seulement le côté ludique de l’existence pourrait me satisfaire à condition que j’aie l’appétit nécessaire. […] le côté ludique de la création. Le coté ludique de la rédaction. […] pour tout cela nécessité d’appétits […] »  ³²Arman, Lettre à É. Radigue, 1966..

 

Mais comment comprendre cette « nécessité d’appétit » pour le « côté ludique de la création » ? L’artiste nous donne peut-être une clé dans une lettre de 1961, si toutefois l’on admet un certain rapport de synonymie entre l’humour et le jeu : « Le voile se déchire par brèves secousses d’une lucidité aveuglante. Tu surprends la bête en train de faire des dégâts. […] je crois comprendre ce qu’ont vu les autres, les aînés, les vieux maudits Sade, Nerval, Lautréamont, Rimbaud et plus près Artaud et ceux-ci Bosch, Cousin, Goya, Ensor, Van Gogh. Ceux-ci ils ont vu ou entrevu et jamais annihilé la méduse la gorgonne […]. Il faut et maintenant je le sais, un humour fondamental physique un humour d’essence tel celui de Gurdjieff pour ne pas sombrer, car parfois noires les figures humaines telles qu’elles sont et […] noirs ces pauvres masques au déclin de la vie et même avant. Tout tordu de n’avoir pu s’adéquationner à la conscience. Tous griffés de n’avoir pu vaincre la crainte, la haine et le tigre qui les habitent. Je hais toutes ces formes sociales d’ordre, de morale, d’éthique, de devoir assez contraignantes pour transformer ce bel et libre animal par l’incessante torture d’un comportement inapplicable vraiment à chaque conscience, et qui lui est inculqué dès les premières entrevues avec ses pairs. Les cicatrices d’une lutte pour la vie, d’une inquiétude naturelle d’une quête individuelle sont certes moins laides que ces résultats d’un décalage continuel et avilissant –   et entre nous quel résultat ? »  ³³Arman, Lettre à É. Radigue, 1961..

Et entre nous... quel résultat ?...

L’on comprend donc que le ludisme armanien, dans sa dimension compensatoire, ne relève pas (ou pas uniquement) de la distraction. Significativement, il en va de même pour la détermination des titres de certaines œuvres. L’artiste explique sur ce point : « Je fais souvent du choix des titres un jeu avec mes amis. J’essaye de trouver des titres plein d’esprit, que je garde ou non. Souvent, la position des objets ou leur interaction peuvent être interprétées de façon humoristique. Parfois j’évite l’humour, parfois je m’en sers, lorsque j’estime que cela va dans le sens du but que je poursuis, de la pièce sur laquelle je travaille »  ³⁴ Arman, cité dans Marisa del Re, « An accumulation of conversations with Arman », Arman’s Orchestra, cat. exp., Marisa del Re Gallery, New York, 11 mai-11 juin 1983, p. 8..

 

Le propos valide cette analyse antérieure de Restany : « L’esprit d’Arman est pratique : les titres qu’il donne […] sont des descriptions cousues de fil blanc, une manière directe et brutale de vous indiquer comment il faut les voir. Il ne faut pas confondre un jeu de mot avec un mode d’emploi »  ³⁵ P. Restany, « Arman », op. cit., p. 15.. L’un n’excluant sans doute pas l’autre, comme avec Le Mauvais goût mène au crime (accordéon éclaté, 1962), La Hache de Barney (saxophone éclaté, 1962), Colère musicale (violoncelle éclaté, 1962), Les Ruines de Persépolis (moulin à café découpé, 1962), Nous résisterons jusqu’au bout (statuette découpée, 1963), La Mort de Mademoiselle de Lamballe (statuette découpée, 1963), Attila (violoncelle calciné, 1964), Le Piano de Néron (piano calciné, 1965) et encore Pyromane mélomane (violoncelle calciné, 1965).

J'essaie de trouver des titres plein d'esprit...
Le corps à corps avec l'objet attaqué : un défi physique.
LE PIANO DE NÉRON
1965
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Combustion. DIMENSIONS EN MM.: 2000 x 3000. DESCRIPTION: Piano brûlé sur fond blanc.
Présentation dans une boîte qui protège l'objet fragilisé par la déstructuration, qui affirme l'effet de surface dans une problématique picturale, et qui esthétise la brutalité du fait plastique. La boîte comme une vitrine multifonctions.
COLÈRE DE TÉLÉVISEUR
1976
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 800 x 500 x 600. DESCRIPTION: Télévision brisée dans une boîte en plexiglas.
Exploration organologique doublée d'un hommage au compositeur et saxophoniste de jazz Barney Wilen.
LA HACHE DE BARNEY
1962
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 1370 x 900 x 150. DESCRIPTION: Saxophone éclaté, traces de peinture sur panneau de bois noir.
Combustion dans le béton, le geste d'origine dans une nouvelle présentation.
LA COMPAGNE DE DANTE
1974
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Combustion. DIMENSIONS EN MM.: 1400 x 1000 x 240 DESCRIPTION: Violoncelle brûlé dans du béton, cadre en bois.

Si elle s’auto-justifie, la violence spontanée et largement autoalimentée d’Arman peut aussi, dans le cas spécifique des destructions publiques, se nourrir du regard extérieur, ajoutant un « je » au « jeu » de l’excitation destructrice.

 

C’est en tout cas ce que confie l’artiste, en déclarant sur ce point précis de la performance publique : « Je suis assez exhibitionniste. Je m’excite, je suis content »  ³⁶Arman, dans D. Abadie, « L’archéologie… », op. cit., p. 61..

 

A notre connaissance, Arman n’a malheureusement pas développé sa réflexion sur l’auto-mise en scène, qui est sans doute au cœur de la pratique de l’action ou de la performance et qui, peut-être, découle plus globalement du « besoin d’être aimé » évoqué dans une lettre envoyée le 19 mai 1958 : « […] j’ai envie de faire pour un public j'ai envie que l'on m'aime, bassement, petitement et j’ai envie empereur d’un royaume éphémère régner (sic) »  ³⁷Arman, Lettre à É. Radigue, affranchie le 18 mai 1958.

J'ai envie que l'on m'aime...
L'avantage du bronze dans la présentation de l'objet, la libération de la colle, du panneau, de la boîte... Du support.
ACCORD FINAL
1981
TIRAGE: 8 exemplaires de 1/8 à 8/8. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 1700 x 2450 x 1650 DESCRIPTION: Piano brisé en bronze. EDITEUR: Arman, New York (USA). FABRIQUÉ PAR: Fonderie d'Art R. Bocquel S.A., Bréauté (France).

2. La territorialité au miroir de la compétitivité

« Je suis assez exhibitionniste. Je m’excite, je suis content »  ¹ Arman, dans Daniel Abadie, « L’archéologie du futur », Daniel Abadie (dir.), Arman, cat. exp., Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume/Rmn, 1998, p. 61., confie Arman dans un propos portant sur son rapport à la performance. Son « exhibitionnisme destructeur » en contexte public tient peut-être aussi à la nature même de la performance.
 
 
Vitrine spectaculaire, elle a sans doute été appréhendée par l’artiste comme un moyen efficace de spécifier les frontières de langage. Ou pour le dire autrement, d’obtenir que son identité artistique façonnée par un ensemble de « territoires » (terme qu’il emploie dans une lettre de 1959 à propos des cachets  ² Arman écrit : « J’ai commencé un immense cachet il part bien et il est un peu moins cachet que les autres et un peu plus ‘propositions picturales concrètes’. J’ai vraiment ici un territoire immense – Christophe Colomb découvrant l’Amérique c’est de la petite bière. » (Arman, Lettre à É. Radigue, 1959) Notons que l’artiste emploie encore le terme de « territoire » dans une lettre de 1966 débutant sur un ton humoristique : « En général les animaux vont aussi par paire et le ciment le plus solide pour une paire c’est ce qui s’appelle ‘territory imperative ». En ayant beaucoup de territoire j’aurais beaucoup de femelles pour occuper ces territoires et lorsque cela devient impossible j’abandonne les territoires. » (Arman, Lettre à É. Radigue, 1966).) soit officiellement « brevetée », c’est-à-dire protégée du fait même de son affirmation officielle face à d’éventuelles menaces concurrentielles. Une menace identifiée dans une lettre de mai 1958 : « Je suis encore un barbare. Et du vol souriant et sérieux du commerce au troc de pouvoirs non encore révélés je préfère imprimer ma monnaie moi-même en un sursaut d’orgueil qui s’assoie calmement en face de tout et tous en ne regrettant qu’une chose de ne pas pouvoir m’exposer moi-même comme une insulte à toute individualité.
J'ai vraiment ici un territoire immense...

Je ne supporte pas les autres peintures car elles m’enlèvent toujours un petit peu de mon royaume […]. […] je suis encore assez sain pour me reconnaître animal dans mon terrain de chasse et ne supportant à la ronde dans l’espace ou je puis vivre d’autres odeurs étrangères menaçant virtuellement mon instinct de reproduction et de préservation et tel n’importe quel mâle, je tenterai avec les armes forgées par mon monde de tuer tout mâle semblable à moi »  ³ Arman, Lettre à É. Radigue, affranchie le 19 mai 1958..

 

Deux ans plus tard, Arman écrit à propos des Allures : « La prise de possession et l’exorcisme sont les buts d’un art qui a son terrain de chasse et ses armes adaptées à chaque époque […], maintenant à l’époque H, les éclaireurs, l’œil aux aguets rabattent les matériaux dont nous nous nourririons, la bataille se situe dans l’inconscient, dans les objets, dans les mondes inanimés, mécaniques, et ceux que nous animerons d’une geste [sic], d’une lancée précise et somptueuse » Arman, (Texte sur les Allures), vers 1960, archives Galerie Françoise Paviot, Paris. Reprod. dans Jean-Michel Bouhours (dir.), Arman, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 22 septembre 2010-10 janvier 2011, p. 250..

Je suis assez exhibitionniste...
Après NBC Rage et Subida al Cielo, la troisième contrebasse pour faire le traitement de la contrebasse (le triptyque fait la démonstration de la déstructuration / reconstruction.
COLÈRE DE CONTREBASSE
1966
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Combustion. DIMENSIONS EN MM.: 2000 x 1570 x 210 DESCRIPTION: Contrebasse brulée dans une boîte en plexiglas.

L’objectif de la prise de possession puis de la préservation territoriale est sans doute l’un des principaux moteurs de l’agrégation des Nouveaux Réalistes à partir de 1960, autour de la figure de Pierre Restany et de son concept « d’appropriation objective de la réalité sociologique ».

 

« La discipline de l’appropriation, explique Arman, nous a servi pour affirmer notre position. C’était notre point de départ. On décrétait qu’Yves Klein c’était le bleu, Arman l’accumulation, Tinguely la machine ». L’artiste, après avoir rappelé que « [chacun] avait son geste, ses objets auxquels nul n’avait le droit de toucher », précise encore : « On s’appropriait des secteurs comme les barons de l’empire de Napoléon se partageaient l’Europe : ‘Je te donne la Silésie, je prends la Pologne, je te fais roi de Hongrie.’ Cela avait un côté exclusion pour ceux qui arrivaient après nous. Personne n’avait le droit de toucher aux accumulations, à la colle » Arman, Mémoires accumulés. Entretiens avec Otto Hahn, Paris, Belfond, coll. « entretiens », 1992, p. 37, 36..

Mémoires accumulés

Mais l’existence de correspondances théoriques, plastiques, stylistiques ou bien esthétiques au sein du groupe Nouveau Réaliste ne sera pas sans poser le problème de la préservation des territoires personnels, comme en témoignent les tensions survenues entre Arman et Daniel Spoerri dans le contexte du premier festival du mouvement (Nice, Galerie Muratore, 13 juillet-13 septembre 1961).

 

À l’occasion du cocktail d’inauguration donné à l’Abbaye de Roseland, le premier réalise en présence du second une Colère de chaise et de table, dont les fragments sont collés sur des panneaux de bois présentés verticalement. Un procédé qui n’est pas sans rappeler le principe du Tableau-piège développé par Spoerri à partir de 1960. Évoquant la réaction de son concepteur, Arman, conscient du rapport existant entre le fait de « coller un accident [qu’il crée] et [de] coller les accidents produits par le hasard »  Ibid., p. 68., nous apprend : « Spoerri devint très agressif : ‘Mais tu me copies, tu pièges une colère comme je piège une table’. J’ai essayé de dire que je l’avais déjà fait en 1958 Rappelons que la première œuvre-objet de l’artiste n’est créée que vers le mois de juin 1959.. Il ne voulut rien entendre. Il était saoul et faisait de grands gestes. Je pensais qu’il allait me frapper. Lorsqu’on est menacé, il vaut mieux fuir. Étant acculé à une balustrade, je me suis senti coincé. J’ai saisi Spoerri et je l’ai projeté à terre, lui abîmant le coude. Cela montre à quel point chacun était jaloux de son territoire » Arman 1992, p. 36-37. Sur le problème des territoires plastiques, voir aussi p. 208-210..

Jaloux de son territoire...
Le panneau sur lequel est fait la combustion sert de support. Les fragments sont brûlés, puis déplacés. L'empreinte en négatif ainsi que le brûlé deviennent couleur.
SANS TITRE
1979
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Combustion. DIMENSIONS EN MM.: 1700 x 1000 x 130. DESCRIPTION: Violoncelle découpé et brûlé sur panneau en bois.
La combustion maîtrisée, reste de l'après catastrophe.
ENCRE DE CHINE
1984
TIRAGE: 8 exemplaires de 1/8 à 8/8, 2 épreuves d'artiste de EA1/2 à EA2/2, 2 épreuves hors commerce de HC1/2 à HC2/2 TECHNIQUE: Combustion. DIMENSIONS EN MM.: 1280 x 520 x 260 DESCRIPTION: Violoncelle brûlé en bronze patiné. EDITEUR: Arman, New York. FABRIQUÉ PAR: Fonderie d'Art R. Bocquel S.A., Bréauté (France)

La stèle qui réussit à consolider / concilier Arman peintre / sculpteur.
L'INCINÉRATION DE PAGANINI
1965
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Combustion. DIMENSIONS EN MM.: 750 x 255 x 75 DESCRIPTION: Violon brûlé dans du polyester.
Arman, à l’inverse, rejette plus ou moins vigoureusement ce qu’il tient pour une « armandisation » - pour reprendre son expression - de la production de certains Nouveaux Réalistes. C’est le cas des « collections d’objets » de Spoerri, ou encore des entassements accumulatifs de Christo et plus particulièrement du Rideau de fer (barrage de la rue Visconti par un mur de 240 barils de pétrole, pendant trois heures dans la nuit du 27 juin 1962) et du projet plus tardif de la Mastaba d’Abu Dhabi (1240 barils de pétrole, conçu en 1968 et commencé en 1977) Voir Arman, Mémoires…, op. cit., p. 210, 208-209..
 
La question du chevauchement des territoires plastiques se pose encore à plusieurs reprises avec César, et par exemple avec les « objets écrasés » et les « mini-Compressions » de jouets et d’objets usuels sur panneaux de bois. Un phénomène bien identifié par un Restany qui, en diplomate relativiste, écrit : « Les mini-compressions […], si elles ont un intérêt plastique certain, posent un problème qu’il faut bien nommer, dans l’optique appropriative du Nouveau Réalisme, un conflit de compétences, une limite de langage avec Arman. L’Arman des ‘colères’, des objets brisés, tordus, éclatés, brûlés, est parfois proche du César des mini-compressions. L’auteur du Petit Déjeuner sur l’herbe de 1957 a le droit moral d’‘esquicher’ n’importe quel objet individuel. Il n’empêche que le langage quantitatif d’Arman est axé sur la notion de brisure, pendant dialectique, en quelque sorte, de la notion d’accumulation. Arman est l’homme d’une idée à deux faces, positive et négative, le centre d’énergie d’un champ magnétique à la fois précis et limité. Son langage quantitatif est basé sur l’appropriation pure et simple de l’objet et non sur la maîtrise de tel ou tel matériau, c’est-à-dire sur la conquête de telle ou telle technique de l’appropriation. Arman est un introverti qui défend son territoire. Chez César, lorsque l’homo ludens l’emporte sur l’homo faber, l’imagination ne connaît plus aucune frontière. Ce conflit de compétences débouche sur un conflit de personnalités, ce qui, entre artistes, n’est pas grave »  ¹⁰ Pierre Restany, César, Monte-Carlo, André Sauret, 1975, p. 218. .
Un conflit de personnalités... entre artistes... n'est pas grave...
Arman et le temps, de la fixation du temps.
SANS TITRE
1970 - circa
TIRAGE: 1 Modèle. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 435 x 435 x 94 DESCRIPTION: Réveil dans du béton, encadrement en bois noir.
L'objet n'est plus isolé, enfermé. On peut le toucher et modifier sa présentation (les ressorts sont libres).
POMPEI'S SYNDROM
1984
TIRAGE: 8 exemplaires de 1/8 à 8/8, 2 épreuves d'artiste de EA1/2 à EA2/2, 2 épreuves hors commerce de HC1/2 à HC2/2 TECHNIQUE: Combustion - The Day After. DIMENSIONS EN MM.: 880 x 580 x 650 DESCRIPTION: Fauteuil brûlé, ressorts, bronze à patine noire. EDITEUR: Arman, New York (USA) FABRIQUÉ PAR: Fonderie d'Art R. Bocquel S.A., Bréauté (France)
Arman et le souci du détail... Il semble que le tiroir est mobile.
FEU LOUIS XV (HOMMAGE AU MUSÉE DE TOULON)
1985
TIRAGE: 8 exemplaires de 1/8 à 8/8, 2 épreuves d'artiste de EA1/2 à EA2/2, 2 épreuves hors commerce de HC1/2 à HC2/2 TECHNIQUE: Combustion. DIMENSIONS EN MM.: 890 x 1220 x 680 DESCRIPTION: Commode brûlée, bronze patiné. EDITEUR: Arman, New York (USA). FABRIQUÉ PAR: Fonderie d'Art R. Bocquel S.A., Bréauté (France)
L'intérieur bourgeois, l'après catastrophe et la préoccupation du temps.
GRAND FATHER'S INCINERATION
1984
TIRAGE: 8 exemplaires de 1/8 à 8/8, 4 épreuves d'artiste de EA1/4 à EA4/4 TECHNIQUE: Combustion - The Day After. DIMENSIONS EN MM.: 2170 x 430 x 300 DESCRIPTION: Horloge brûlée en bronze, patine noire. EDITEUR: Arman, New York (USA) FABRIQUÉ PAR: Fonderie d'Art R. Bocquel S.A., Bréauté (France)
Ici entre en jeux le «  caractère dominateur et indépendant  »  ¹¹ Arman, Lettre à É. Radigue, 1965. et l’« esprit compétitif au-delà du raisonnable »  ¹² Arman, Mémoires…, op. cit., p. 72. qu’Arman évoque pour son cas respectivement dans une lettre de 1966 et dans ses Mémoires accumulés de 1992. Une caractéristique essentielle de la mentalité armanienne est le besoin viscéral de dépasser toutes formes de limites et de restrictions ressenties dans un rapport concurrentiel ponctuel ou continu. Citons un passage confirmatif d’une lettre de 1962 : « […] comme j’étais bizarre et cafardeux j’ai pris la jag. Avec le plein d’essence et j’ai serré le terrain sur l’autoroute jusqu’à 4 h du matin […]. Je roulais à 80 tranquillement guettant l’arrivée des bolides et dès qu’une bagnole semblait rapide je lui collais au train jusqu’à ce que je la rattrape et la dépasse à 180 un vrai gosse de 18 ans, je retourne droit au gâtisme intégral et neo-juvénile (entre nous il n’y a pas une tire qui ait résisté. Toutes les alfa, une Lancia ?, MG une triomphe une porsche […] »  ¹³Arman, Lettre à É. Radigue 1962..
 
Arman, qui assure en 1965 «  ne [se] pardonner aucune faute aucune faiblesse  »  ¹⁴ Arman, Lettre à É. Radigue 1965., a encore raconté son investissement acharné dans la pratique du jeu de Go (jeux de stratégie fondée sur la préservation du rapport de domination territoriale) à partir de 1970, afin de prouver à un entourage sceptique que son cerveau pouvait encore, à plus de 40 ans, s’adapter à une nouvelle exigence cérébrale  ¹⁵Citons l’artiste : « Lorsque j’ai commencé le go, des amis se moquaient de moi : ‘Tu t’y mets trop tard, ton cerveau marche déjà moins vite, tu n’y arriveras jamais’. De rage, je me suis mis au travail […] : je lisais, j’ai même appris le japonais pour suivre les exposés les plus intéressants. » (Arman, Mémoires…, op. cit., p. 72). Significativement, il abandonne cette pratique quelques temps plus tard, alors qu’il fait le constat de son plafonnement au grade de 1er Dan amateur (niveau selon lui « passable ») malgré l’encadrement particulier du maître Isamu Haruyama, et peut-être surtout du risque de mise en péril de son œuvre  ¹⁶ L’artiste rapporte : « Ce qui était à l’époque passable pour un bon amateur japonais était un peu plus difficile pour un ‘gaijin’ ; pour progresser il m’aurait fallu investir plus de peine que de temps […]. Ces temps, ces pensées, j’aurais dû les prendre sur mon travail d’artiste, au détriment de mon œuvre » (Arman (Sur le japon), manuscrit non daté, Archives Arman, New York. Reprod. dans J.-M. Bouhours (dir.), Arman, op. cit., p. 261) On consultera ce texte également sur le rapport d’Arman aux armes japonaises..
Comme j'étais bizarre et cafardeux j'ai pris la Jag...

À la fin de 1971, il découvre la discipline du Wushu inspirée des arts martiaux chinois, qu’il pratique là aussi de façon intensive au point d’obtenir rapidement sa ceinture noire et d’ouvrir à Paris son propre dojo (L’art du kung-fu, rue de Charenton). Cet investissement sans réserve traduit sans doute en grande partie « son besoin vital de se confronter de nouveau à lui-même, comme pour procéder à une réévaluation de son potentiel physique et de son degré de combativité »  ¹⁷Emmanuelle Ollier, « Arman et l’esprit du Bushido. La quête du geste parfait », J.-M. Bouhours (dir.), Arman, op. cit., p. 49..

 

Lucide sur cette question du surpassement physique, l’artiste rapporte d’ailleurs : « Dans toutes mes activités ludiques, j’investis une férocité qui n’a rien à voir avec la détente. J’avais tendance à jouer au Ping-Pong de la même manière. Je faisais vingt parties car je voulais gagner. […]. J’aurais aimé être champion de Ping-Pong. La pêche sous-marine, c’est pareil. J’ai promené mon harpon dans tous les océans à la recherche de l’exploit fabuleux »  ¹⁸Arman, Mémoires…, op. cit., p. 72. Restany évoque cette dernière activité dans un texte écrit entre novembre 1967 et septembre 1968 : « […] Arman est partout lui-même, avec les mêmes désirs, les mêmes impulsions, le même besoin de dépenser l’énergie vitale qui le brûle et qui le pousse sans cesse à compliquer sa vie ou à la risquer inutilement dans des séances de pêche sous-marine qui tiennent de la prouesse sportive […]. » (Pierre Restany, « Arman », Henry Martin, Arman, Paris, Pierre Horay, 1973, p. 15. Texte de 1967-1968).. « L’exploit fabuleux », c’est aussi celui lié à la pratique obsessionnelle de la collection d’objets, qui a très concrètement orienté ses choix plastique et ses choix de carrière. Ici, la satisfaction née de la possession est souvent dépassée par celui de l’acquisition à la limite de la rupture financière, nécessitant de négocier, d’échanger, de vendre, d’emprunter  ¹⁹Voir Renaud Bouchet, Les féminins d’Arman, des Cachets aux Interactifs, 1957-2005, Genève, Fondation A.R.M.A.N., 2016 (Préface de Cécile Debray), p. 86-89..

 

Je voulais gagner...
Le suivi de la mémoire des titres...
E VIVA MEXICO
1962
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 1525 x 915 x 170 DESCRIPTION: Harpe éclatée sur panneau de bois.
Tout ou partie de l’explication de ce « caractère dominateur » et de cet « esprit compétitif déraisonnable » est peut-être à chercher dans ce passage d’une lettre d’Arman datée de 1965 : «  La vie là ne renfermant plus de légitimes luttes pour la survie laisse suinter de toute part une agressivité de compensation qui ronge le comportement a toute attitude. Et c’est là que réside l’une des clefs vivons dangereusement disait l’autre mais il avait raison […] nous boufferont notre sale figure chez les autres et n’auront plus mal au foie. Un monde où il n’y a plus d’herbe a conquérir renvoie ses ruminants et ses rongeurs à une lutte à couteaux tirés pour se prouver à soi même qu’on aurait pu le faire dans les conditions premières […] »  ²⁰Arman, Lettre à É. Radigue, 1958. Éliane Radigue fera cette réponse : « Je comprends mieux ton besoin « d’une lutte à couteau tiré » « d’armes et de masques » qui font mieux partie de ton tempérament marssien (de Mars le dieu) du guerrier qui n’est que le mal en toi, ce besoin de bagarre qui s’explique pour toi, et pourtant d’autres nécessaires à certaines époques de décapage à sortir par hache des copeaux gros sous lequel se dessinera la silhouette de l’homme peut-être, qu’on se bouffe son propre visage en les autres soi, mais pourquoi ne pas essayer plutôt d’en changer, et puis ce ne sont là que des querelles de plus ou moins bon voisinage, querelle de cour ou de basse cour ici là et partout, écurie d’Augias de la politique où l’on se bat sur le fumier, laine de verre piquante de ton propre terrain de combat, le sol diffère mais ce n’est toujours en effet que ‘bouffer notre sale figure chez les autres’ à en avoir une indigestion. Il ne se peut pas que tout ai été bu, il doit rester encore quelque chose il y a encore beaucoup à dire au-delà du poissage. » (É. Radigue, Lettre à Arman, 1958).. Cette herbe est notamment new-yorkaise au début des années 1960 : «  Sonnez trompettes l’heure est grave formez les bataillons nous allons en découdre […] donc voici les décisions allons give up with the house in Nice. Come to N.Y. […] cela va être dur très dur mais je suis presque joyeux à l’idée d’avoir un combat à mener  »  ²¹Arman, Lettre à É. Radigue, 1964..
 
Quelques années auparavant, c’était également posé la question d’une installation parisienne, projet évoqué dans une lettre d’Éliane Radigue comme géographie d’un nouveau combat pour Arman : « Finalement j’ai l’impression qu’on va bientôt échouer à Paris. C’est nécessaire pour toi de mener une bagarre à ta mesure […] »  ²²E. Radigue, Lettre à Arman, v. 1957.. Et précisément, l’artiste va trouver dans le défi étatsunien le combat à la mesure de son besoin de conquête, exacerbé par le dynamisme new-yorkais. Ainsi qu’il explique : « Je me suis cru soudain après la guerre de 14, à Paris, au début du dadaïsme ou du surréalisme. C’est un climat que je n’avais jamais connu, car à Paris, en 1960-1961, à part les jeunes hurluberlus que nous étions, il ne se passait pas grand chose d’excitant. [...] L’effervescence était retombée. Je me suis trouvé devant un milieu artistique en plein ébullition. Alors j’ai dit à Éliane [Radigue] : ‘J’ai trouvé l’endroit où je veux vivre. C’est là.’ J’étais parti pour trois semaines. Je suis resté deux mois [...] Un an plus tard, en 1963, je me suis installé officiellement aux États-Unis »  ²³Ibid., p. 50. De fait, Restany, évoquant le premier voyage à New-York fait par Arman à partir de novembre 1961, assure : « Ce séjour en Amérique l’a dynamisé. » (P. Restany, « Arman », op. cit., p. 11)..
 
 
Sonnez trompettes... L'Heure est grave... Nous allons en découdre...
Les stratégies de présentation archéologique du geste, le béton.
L'ÉLOGE MAÇONNIQUE
1970
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 1800 x 1200 x 260 DESCRIPTION: Contrebasse brisée dans du béton.
Grande est la tentation d’étendre le constat d’un besoin de domination, de défi et de conquête chez Arman à sa pratique de création, particulièrement sur la base des nombreuses lettres dont la rhétorique témoigne d’une disposition d’esprit combattive voire guerrière dans la relation à l’œuvre ou bien à la carrière. Citons quelques extraits : « j’aurais tel un guerrier japonais besoin d’une épouse qui me donnat la force […] »  ²⁴ Arman, Lettre à É. Radigue, 1960. (1960) ; « Le combat se termine et je rentre vainqueur comme toujours je suis habitué avec mon armure d’innocence et de duplicité » (1962) ; « […] je suis débordé je vais faire du surmenage et je suis ravi car j’aime ça je prends des allures de général romain […] »  ²⁵Arman, Lettre à É. Radigue, 1965. (1965) ; « […] tu aurais pu m’écrire au moins comme une marraine de guerre » ²⁶Arman, Lettre à É. Radigue, 1965. (1965) ; « Je suis un peu déprimé mais cela ira mieux je suis fatigué j’ai peu que tu ne me reconnaisse plus j’ai blanchi et vieilli dans la bataille […]  »  ²⁷Arman, Lettre à É. Radigue, 1965. (1966) ; « […] je lutte soir et matin je me lève tôt me couche tard. […] Debout, le soir vient, je me défends mon épée tenue à deux mains […]. je suis au centre d’une clairière de cadavres. Je reviendrais au sud […] pour délivrer la princesse endormie  »  ²⁸Arman, Lettre à É. Radigue, 1966.. Arman guerrier, mais pas militariste. «  [Il] n’est aucune guerre juste mais dans toute guerre des hommes justes […]  »  ²⁹Arman, Lettre à É. Radigue, 1960., écrit-il en 1960, année où il livre ce commentaire du film Die Brücke de Bernhard Wicki : « […] pas mauvais. Même mieux que cela c’est très anti-guerre […]  »  ³⁰Arman, Lettre à É. Radigue, affranchie le 21 avril 1960..
 
D’une façon générale, il semble que le combat même a pu être pour Arman un objectif autosuffisant, tout au moins au cours de l’année 1957. Dans une lettre à sa femme datée du mois de mai, il écrit : « […] l’échec ou la réussite n’ont aucune importance. ce qui compte c’est l’activité dirigée. et tu le verras bien perdre ou gagner ce ne sont que des résultats qui n’ont pas à entrer dans l’édification de la formule. pour mon compte, si je cherchais uniquement à gagner il est presque sûr que je n’aurais pas accepter cette étrange loterie qui s’appelle l’art . avec des possibilités moyennes je pouvais prétendre réussir à gagner ailleurs, mais nous nous en fichons complètement. En chaque homme d’un peu de valeur toutes absolument toutes les activités sont gagnantes mais dans ce sens supérieur de l’enrichissement par l’acte dans le temps et dans la matière. Car cet homme ne reste supérieur qu’en fonction de sa conception du jeu et c’est pourquoi parmi ces faux gagnants que sont les arrivés dans le fauteuil nous trouvons tant de détériorés, minables et souffrants ils n’ont plus su jouer dès que le gain s’est présenté d’une autre manière, c a d. argent, pouvoir, gloire, ect etc. alors que leur seule richesse était d’entreprendre » ³¹Arman, Lettre à É. Radigue, mai 1957.. Une déclaration qui vise avant tout à affermir le moral vacillant d’une épouse découragée par la faible perspective d’une carrière musicale, mais qui relève peut-être aussi de l’autopersuasion : Arman, alors, est confronté au doute, difficilement supporté, quant à la possibilité d’une carrière artistique.
 
Les lettres qu’il adresse à sa femme mettent bien en évidence la recherche constante d’une valorisation économique de l’activité plastique en Europe comme aux États-Unis, notamment sous la pression des besoins familiaux  ³²Citons une lettre envoyée par Éliane Radigue au début des années 1960 : « Mon Armand, Oukisson les dollars ? Tu peux en faire mon amour, ici on t’attend tambour battant pour te les faire dépenser les notes impayées pleuvent comme aux mauvais orages d’été. » (É. Radigue, Lettre à Arman, v. 1961). «  J’ai des tas de soucis ça va mal je ne vends rien et les frais courent je ne m’en sors plus du tout. […] des histoires ici du travail embêtant et qui ne rapporte pas […] […] des histoires ici du travail embêtant et qui ne rapporte pas […] »  ³³Arman, Lettre à É. Radigue, affranchie le 26 juin 1959., écrit-il par exemple dans une lettre de juin 1959 postée à Nice. Cette situation, qui se prolongera globalement jusqu’à la fin de la décennie suivante, va s’avérer suffisamment préoccupante pour prendre ponctuellement le pas sur la considération accordée à l’action elle-même. Au cours de l’année 1966, Arman écrit ainsi : « Je suis depuis un certain temps avec des exceptions très courtes plus conduit dans mes actes par la nécessité de survivre plus que par le contenu même des actes »  ³⁴Arman, Lettre à É. Radigue, 1966..
Je suis déprimé... j'ai des tas de soucis...
Avec la coupe : la colère froide, sans s'approprier le hasard comme moteur premier de la création. C'est la déstructuration (la colère) complètement calculée. Seul le fragment qui se casse sous les dents de la scie génère l'aléatoire.
SUBIDA AL CIELO
1961
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 2450 x 1250 x 340 DESCRIPTION: Contrebasse découpée sur panneau.

3. Angoisse contextuelle, angoisse temporelle

 

En 1957, Arman confie à Éliane Radigue se sentir « très instable et nerveux », et n’arriver à « avoir du bonheur qu’en peignant  »  ¹Arman, Lettre à Éliane Radigue, affranchie le 14 novembre 1957.. Quarante ans plus tard, il laisse entendre que la destruction d’objets relève également d’une pratique compensatoire, non pas de son instabilité ou de sa nervosité, mais de ses « pulsions constructrices ».

 

Interrogé par Daniel Abadie sur son « besoin de conserver et de détruire », il répond en effet : « Je crois qu’il s’agit d’une pulsion complémentaire. Quand je passe par une phase de destruction […], j’ai ensuite besoin d’ordre, de construction. À ce moment-là, je crée des Accumulations, des choses beaucoup plus structurées »  ²Arman, dans Daniel Abadie, « L’archéologie du futur », Daniel Abadie (dir.), Arman, cat. exp., Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume/Rmn, 1998, p. 37..

Du bonheur qu'en peignant...
La volonté d'utiliser un objet faux (il croyait avoir acheté un vrai) ou l'intervention du dialogue geste de rage qui redonne la qualité d'objet vrai = Arman alchimiste : la transformation du plomb en or.
NARA SELON LYSIPPE
1965
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 742 x 156 x 102 DESCRIPTION: Statuette découpée dans du polyester.
Poursuite du dialogue geste / matériau : la Coupe en céramique.
RONDELLE DE BELLE
1994
TIRAGE: 5 exemplaires de 1 à 5 TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 1460 x 420 x 420 DESCRIPTION: Sculpture découpée, céramique. EDITEUR: Galleria d'Arte Maggiore, Bologne (Italie) FABRIQUÉ PAR: La Bottega d'Arte Ceramica Gatti di Faenza, Faïence (Italie)
La maîtrise de la recomposition qui laisse au regardeur se raconter sa propre histoire.
SANS TITRE
1965
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 740 x 225 x 100 DESCRIPTION: Violon découpé dans une stèle en polyester.
Coupe d'instrument (exploration de chaque nouvelle technique de présentation confrontée à toutes les formes d'objet).
MANOLETE
1973
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 930 x 630 DESCRIPTION: Guitare coupée dans du béton, cadre en bois.

Si l’on en croit Arman, ces pulsions complémentaires ont une dimension équilibrante. En 1964, soit un an avant d’avouer être « très peureux » et se sentir « toujours menacé par n’importe quoi ³Arman, dans Alain Jouffroy, « Arman », entretien avec l’artiste, L’Œil, Paris, n° 126, juin 1965, p. 48., il fait savoir : « […] dans le désir d’accumuler il y a un besoin de sécurité, et dans la destruction, la coupe, se trouve la volonté d’arrêter le temps. […] l’humanité est arrivée à une de ses phases ultimes, où la multiplication dans toutes ses manifestations – production, démographie – est demeurée l’expression maximale des hommes […]. J’espère traduire les inquiétudes issues de la diminution des espaces et des surfaces et de l’envahissement de nos sécrétions industrielles. Je voudrais stopper la vitesse, l’explosion, l’éclatement, pièces rapportées du temps, accidents précieux […] » Arman, Sans titre, brochure éditée pour l’exposition Arman, Amsterdam, Stedelijk Museum, 1964, n. p..

 

Une dizaine d’années plus tard, Arman confirme cette analyse tout en laissant entendre que cet étouffement humain et matériel n’est plus pour lui une source d’anxiété : « En tant que témoin de ma société, je me suis toujours beaucoup intéressé au cycle pseudo-biologique de la production, de la consommation et de la destruction. Et pendant longtemps, j’ai été angoissé par le fait qu’un des résultats matériels les plus visibles est l’envahissement de notre monde par des déchets et autres rebuts singuliers » Arman, Sans titre, texte tapuscrit de 1973, cité dans Henry Martin, Arman, Paris, Pierre Horay, 1973, p. 56. Trad. de l’auteur.. Un phénomène qu’Arman enregistre et exploite depuis la fin de l’année 1959 avec ses Poubelles aux composants libres puis figés dans le polyester.

Traduire les inquiétudes...

Dans le corpus de ses pièces de 1963 figure une Coupe de réveil intitulée Arrêt de temps. Le titre paraît programmatique, comme celui de Frozen Civilisation (Civilisation figée), appliqué à deux inclusions de déchets organiques de 1971. Arrêter le temps pour suspendre la submersion, mais aussi pour arrêter le temps lui-même, dans sa double dimension identifiée par Pierre Restany: « […] quel que soit l’objet choisi, le but sera toujours le même, atteindre tel ou tel aspect du réel dans sa plénitude expressive, en le saisissant dans l’instant et en le projetant hors de sa propre durée. Tel est le secret de la pérenne modernité des objets que nous présente Arman.

 

Fort significativement, tous ses travaux nous semblent sans date. Dès leur création, ils nous apparaissent figés dans l’éternel présent de leur attente: ils sont nos éternels contemporains dans la mesure où ils sont les témoignages d’un moment de l’histoire qui est le nôtre, mais qui est destiné à être recouvert par d’autres qui ne seront plus les nôtres » Pierre Restany, « Un destin de star, enfin », Gilbert Perlein (dir.), Arman. Passage à l’acte, cat. exp., Nice, Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain, 16 juin-14 octobre 2001, Paris, Skira/Seuil, 2001, p. 22..

 

La fixation du temps pour neutraliser le vieillissement physique et la mort est autre motif d’inquiétude chez Arman. Il est notamment exprimé dans une lettre de 1962: « Je reviens de gigantesques batailles où j’ai mené les étendards arrachés à l’ennemi.  L’ennemi (le néant la mort le non être) en leur pays  » Arman, Lettre à É. Radigue, 1962.. Quatre ans plus tard, Éliane Radigue peut lire: « Ça va toujours aussi mal. Je crois qu’il y a différents paramètres à considérer d’abord une peur certaine de la mort le refus total de la relativité de mon existence ; après le refus de ta mort car ce doit signifier aussi une part de la mienne, en corollaire : le refus de mon vieillissement et le refus du tien . Malgré que ce soit des faits » Arman, Lettre à É. Radigue, 1966..

L'ennemi (le néant, la mort le non être)...

À ces faits, Arman oppose d’une part la pratique « anesthésique » de l’art comme échappatoire plus ou moins efficiente : « Le temps n’arrange rien seulement une activité enragée endort momentanément […]. Je développe mes activités dans une pénombre onirique les heures défilent les différences s’estompent et je ne sais si c’est le matin ou le soir je voudrais sortir de ma prison car en plein soleil je tâtonne je ne sais pas de quoi je survies. Je ne mange pas beaucoup je ne dors pas beaucoup, et suis si angoissé que chaque jour est un tremblement de terre  » Arman, Lettre à É. Radigue, 1966..

 
Arman oppose d’autre part sa volonté d’inscrire une trace au-delà de sa propre existence, en d’autres termes de « devenir une référence, un petit point dans l’histoire de l’art »  ¹⁰Arman, Mémoires accumulés. Entretiens avec Otto Hahn, Paris, Belfond, coll. « entretiens », 1992, p. 130.. « Nous reconnaissons notre temporalité et, pourtant, nous avons l’audace de défier cette mince tranche d’éternité qui est la nôtre »  ¹¹Arman, « Fragment of the Sublime », J. R. Camp, Fragment of the Sublime, New York, Camp Associates, Ltd., 1980. Reprod. dans Jean-Michel Bouhours (dir.), Arman, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 22 septembre 2010-10 janvier 2011, p. 258., note-t-il. Un défi plus ou moins ambitieux qui, pour le para-sculpteur, a pu se heurter à la nature même de l’avant-garde de son époque. «  L’art actuel ne tend pas à l’éternité ni même à la durée. Chaque bulle ne crève la surface qu’en attente de la prochaine […] »  ¹²Arman, Lettre à É. Radigue, v. 1960., observe-t-il en effet dans une lettre vraisemblablement datée de 1960.
 
Devenir un petit point dans l'histoire de l'art...

L’artiste, également, invoquera une accélération du temps comme facteur ou facilitateur de l’oubli  : « Mon idée de la pérennité est vraiment très limitée […]. Les goûts, les techniques, le monde changent désormais à une telle vitesse qu’on ne sait même pas si l’idée d’œuvre existera encore dans cent ans. […] Alors il faut être très humble, quand on parle de pérennité : quelques dizaines d’années, deux ou trois cents ans maximum »  ¹³Arman, dans D. Abadie, « L’archéologie… », op. cit., p. 63.. La notion est convoquée par Restany dès 1960, comme argument en faveur de l’actualisation néo-réaliste : « Les moyens traditionnels d’expression picturale n’ont pas résisté à l’extraordinaire pouvoir d’usure de notre durée moderne. […] Le temps les a dépassés, ils ne rendent plus compte de la loi de l’accélération de l’Histoire qui est la Règle du Présent »  ¹⁴P. Restany, tapuscrit inédit, mai 1960. Archives Galerie Schmela, Getty Research Institute. Reprod. dans J.-M. Bouhours (dir.), Arman, op. cit., p. 264..

 

La procédure même de la destruction d’objet, qui accélère artificiellement son délabrement, est peut-être pour Arman un moyen de lutter contre le phénomène amnésique. L’artiste est en effet conscient que la marque physique du temps peut contribuer au signalement esthétique et donc historique de l’œuvre : « Après le passage du temps et des tempêtes, nous récupérons les épaves qui flottent à la surface de notre mémoire, de même que sur les berges de notre émotion, nous ramassons les objets rejetés par la mer. Le temps détruit. Le temps altère. Nous acceptons ces destructions, ces altérations du temps, nous les intégrons en fin de compte dans notre système des valeurs esthétiques, préférant parfois ce que les objets sont aujourd’hui à ce qu’ils étaient hier. Un kouros grec du VIe siècle av. J.-C. nouvellement sculpté et peint en polychromie, n’éveillerait peut-être pas en nous autant d’émotions agréables que la même sculpture, deux mille six cents ans plus tard, une fois patinée par la terre et le soleil, ainsi que par le temps » ¹⁵Arman, « Fragment… », op. cit. Reprod. dans J.-M. Bouhours (dir.), Arman, op. cit., p. 258..

 

Mais face au phénomène de l’oubli, Arman adopte une conception plus rassurante de la survivance artistique avec la notion de contribution nourricière. « La chaîne de succession avec ses maillons contournés ne me fait pas peur, je suis content que cela continue, je ne souhaite point […] que tout s’arrête là où je suis arrivé, ce serait la mort ; la continuité me donne, me donnera ma réalité, mon salut »  ¹⁶Arman, « Les coups de cymbales », août 1985, Le Nouvel Observateur, Paris, 23 août 1985, p. 66., écrit-il au milieu des années 1980. Le propos est précisé à la fin de la décennie suivante :« Je suis heureux quand je vois des jeunes artistes qui proposent quelque chose de nouveau – jeunes, pour moi, veut simplement dire moins vieux que moi -, des gens comme, par exemple, Ashley Bickerton, Tony Cragg que j’aime énormément, Bertrand Lavier, Richard Baquié […], ou Jeff Koons. Je suis content parce que j’ai vraiment l’impression qu’ils ont appris quelque chose de nous, de notre génération, et qu’ils l’ont transformé. Par contre, dans mes dernières œuvres, je leur ai, moi, emprunté certaines stratégies de présentation. Je n’en ai pas honte ; j’en suis ravi. […] Et ce jeu, pour moi, cette espèce de relais […] est plus important que la pérennité d’une œuvre qui devrait rester comme un phare ». Arman ajoute : « Il y a des œuvres élues ; des fois on ne sait pas exactement pourquoi. Je ne crois pas que la Vénus de Milo soit la plus belle sculpture grecque, mais elle a été élue, par consensus. De même, je ne crois pas que la Joconde soit le plus beau tableau du Quattrocento. Alors on ne sait pas exactement ce qui sera élu ; on ne peut le dire. Je préfère rêver sur cette pérennité qui est une sorte de chaîne de causalités et de successions »  ¹⁷Arman, dans D. Abadie, « L’archéologie… », op. cit., p. 63..

Il y a des oeuvres élues...
Déstructuration, recomposition en suivant le geste par l’utilisation de l’allure pour l’hologramme du geste.
DUPLEX
1962
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 530 x 1000 x 100 DESCRIPTION: Statuette découpée et empreintes blanches sur un panneau de bois peint en noir.
Sortir du cadre, mettre sur un support, donner corps et rythme à une histoire collective à partir d'une statuette unique.
LA BÉRÉZINA
1962
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 160 x 640 x 175 DESCRIPTION: Coupe de statuette sur panneau de bois.
Après les objets du quotidien, retour des images de la présentation (mythologique) humaine.
DIANA NOLI ME TANGERE
1986
TIRAGE: 5 exemplaires de 1 à 5, 3 épreuves d'artiste de EA1 à EA3, 2 épreuves hors commerce de HC1/2 à HC2/2 , 1 épreuve d'atelier EE1/1, 1épreuve AP 1/2 TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 1730 x 800 x 500 DESCRIPTION: Statue découpée, bronze patine marron, bord de coupe poli. EDITEUR: Arman, New York (USA) FABRIQUÉ PAR: Fonderie d'Art R. Bocquel S.A., Bréauté (France)

Mais être un maillon de cette chaîne implique d’être connu sinon reconnu. Cette ambition habite bien Arman, en particulier dans les années 1960. Au cours de l’année 1966, il écrit ainsi depuis New York : « En plus des questions d’accomplissement sur les plans existentiels, je ne suis pas content de ma campagne américaine et je désire m’en punir et punir tout le monde. […] Je ne suis pas reconnu comme j’espérais l’être »  ¹⁸Arman, Lettre à É. Radigue, 1966..

 

Il s’agit là pour l’artiste d’une préoccupation alors bien plus prégnante que celles nées du contexte historique marqué entre autres par les guerres de décolonisation, dont Jan Van der Marck surévalue sans doute l’impact sur sa démarche destructrice : « [Les] Colères fonctionnent comme un rituel soigneusement orchestré ou un théâtre d’ombres dans lequel s’exprime la brutalité rampante du monde. […] Chez Arman, l’impression de désastre qui plane est indéniablement aiguisée par l’expérience qu’il faite de la guerre, dans son pays et à l’étranger. Le tournant de la décennie où il élabore ce geste est marqué de façon inquiétante par les derniers soubresauts du retrait de la France en Algérie : tout acte de violence est soupçonné d’être un attentat de l’OAS, ou assimilé à un tel attentat. Entre 1961 et 1963, Arman pulvérise des objets avec des outillages lourds ou des explosifs »  ¹⁹Jan Van der Marck, « Logicien de la forme/Magicien du geste », Arman. Selected Works : 1958-1974, La Jolla, Museum of Contemporary Art, 1974. Traduit de l’anglais par Jean-François Allain. Reprod. dans J.-M. Bouhours (dir.), Arman, op. cit., p. 271.. Ce contexte historique particulier reste en tout cas très peu évoqué par l’artiste dans sa correspondance avec Éliane Radigue, ou bien alors au prisme de sa propre carrière comme ici en 1962 : «  J’ai encore quelques ventes à faire peut-être qu’on arrondira la balle, et qu’on jouera avec à oukisson les dollars. Maintenant que la rébellion s’est évanouie devant la ferme résolution de Debré, je respire un peu car je pense que les affaires de peinture vont redoubler le sursis à cette société étant renouvelé »  ²⁰Arman, Lettre à É. Radigue, 1962..

Je ne suis pas reconnu comme je l'espérais...
Le geste décisionnaire de la coupe sur l'objet ne doit pas être perdu : cette mémoire est gardée en revendiquant la tranche de la coupe, polie, brillante. TOUJOURS VOIR LE GESTE.
VENUS DRESSED IN FLESH
1997
TIRAGE: 50 exemplaires de 1/50 à 50/50, 5 épreuves d'artiste de EA1 à EA5, 5 épreuves hors commerce de HC1 à HC5, 10 exemplaires de EAI à EAX, 10 exemplaires de HCI à HCX TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 450 x 190 x 220 DESCRIPTION: Coupe de statuette, bronze soudé patiné vert et bord de coupe poli. EDITEUR: Editions de la Différence, Paris (France) FABRIQUÉ PAR: Barelier, Paris (France)

Le constat d’une hiérarchie des intérêts chez Arman ne doit certes pas faire oublier la boulimie culturelle de l’artiste, hautement sensible à l’histoire dans sa composante ethnographique, philosophique, sociale, politique et encore économique.

 

Certains de ses aspects croisent d’ailleurs directement ses préoccupations, notamment d’ordre temporel. Son texte de 1971 « L’heure n’est pas innocente », réflexion sur le rôle oppressif des instruments de mesure objective du temps instable, en témoigne assez clairement. Citons-en les dernières lignes : « Le véritable anarchiste conscient, le révolutionnaire cohérent devraient appliquer leur détermination et leur force à la destruction et au sabotage systématique de l’heure en groupe et en détail, car sans mesure du temps efficace, une société ne peut s’organiser. Cela en souvenir de tout, les premières et dernières heures minutées au tic-tac de l’histoire, cela en souvenir des horloges de l’Inquisition et celle des beffrois d’effroi, en souvenir des chronomètres d’artillerie des cinq dernières minutes, de l’auge à 5 heures 45, et de ‘je vous donne dix secondes’, en souvenir du minutage des prisons et des casernes, des pendules de camps de la mort et de la montre au-dessus de la chaise électrique des Rosenberg. En souvenir de l’explosion de l’heure 37 minutes et de la micro-seconde de l’éclair. Et cela pour la libération de l’heure, de la minute, de la seconde, pour qu’elles ne soient plus au service systématique de l’asservissement de l’humanité et de la déstructuration de la vie. Remontant le réveil de la bombe, les commandos règlent leurs montres avant le coup, les navigateurs de bombardiers étalent leur temps avant le raid »  ²¹Arman, « L’heure n’est pas innocente », texte tapuscrit, 1971, Arman New York Studio Archives. Reprod. dans J.-M. Bouhours (dir.), Arman, op. cit., p. 255..

L'heure n'est pas innocente...
La conjugaison de la coupe pour rendre hommage à Braque comme autre père du Cubisme.
BRAQUE 1912
1981
TIRAGE: 8 exemplaires de 1/8 à 8/8, 4 épreuves d'artiste de EA1/4 à EA4/4, Modèle d'Atelier 1/1 TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 935 x 340 x 325 DESCRIPTION: Guitare découpée, bronze. EDITEUR: Arman, New York (USA). FABRIQUÉ PAR: Arman's studio, Vence (France)

« Je suis attiré par la mécanique céleste. Les horloges, les cadrans, les montres, les rouages reviennent dans mon travail comme objets culte d’un univers soumis au temps »  ²²Arman, Mémoires…, op. cit., p. 53., déclare Arman dans ses Mémoires accumulés

 

En première approche, le rapport de l’artiste à la mesure du temps surprend par son ambiguïté. En « véritable anarchiste conscient ou révolutionnaire cohérent », il s’attaque effectivement à nombre de ses instruments collectifs et individuels en les neutralisant par la brisure, la coupure, l’entassement anonymant ou l’affichage erratique comme avec L’Heure pour tous (1985), accumulation monumentale d’horloges marquant des heures différentes. Le collectionneur, lui, s’est efforcé de réunir un important ensemble de montres de luxe. Doit-on voir dans ce fait une autre tentative de fixation du temps par la possession de ses marqueurs mécaniques ? C’est peut-être ce qu’il faut comprendre de cette réflexion d’Arman sur le temps fractionné relatif, thème central de son livre Passe-temps (1971) : « Le temps n’existe pas, la mémoire seule le crée. […] l’horloge, le régulateur, le chronomètre, la montre, le réveil, la pendule, le cartel, le sablier, le cadran solaire, la clepsydre, etc., etc. (on peut en rajouter). C’est cette accumulation, petits univers, galaxies de poche, que je considère avec les yeux de l’enfant et ma mémoire pour qu’au-delà de la signification et de la contingence je retrouve la vie, l’espace et donc, même s’il n’existe pas, le temps, mon temps »  ²³Arman, Passe-temps, Genève, Rousseau, 1971. Extrait dans J.-M. Bouhours (dir.), Arman, op. cit., p. 254..

Le temps, mon temps...
La complexification de l'objet plus difficile à déstructurer pour trouver les issues génère le récit d'une histoire.
LA SECRÉTAIRE RENVOYÉE
1963
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 890 x 1160 x 150 DESCRIPTION: Machine à écrire éclatée sur panneau de bois.

4. L’attraction et la répulsion

 
Les enjeux liés à la nécessité de survivre et d’être reconnu expliquent chez Arman le prix attaché à tout ce qui peut venir en consolidation de sa carrière naissante. Au point d’exacerber ses impatiences. «  Je n’ai encore rien dans la galerie tout se traine lentement je suis vert de rage »  ¹Arman, Lettre à É. Radigue, octobre 1960. L’ensemble des lettres intégralement ou partiellement citées dans cette étude sont conservées dans le fonds d’archives Fondation A.R.M.A.N. Nous signalons que si nous avons procédé à quelques corrections orthographiques, nous respectons la ponctuation originelle de ces documents consultables en ligne., écrit-il en octobre 1960 dans le contexte de la mise en place de son exposition du Plein à la Galerie Iris Clert  ²Et la même année, dans une lettre conclue par un « Je suis rage » qui ne s’applique pas nécessairement à la question artistique, Arman confie : « Je suis tjs (sic) un peu fatigué je n’ai pas repris complètement ma forme. Il me manque toi, le soleil. J’oscille entre la fatigue et la furie et plus dépriment que tout : l’attente. » (1960)..
 
Et quelques mois plus tard : « J’ai d’affreux moments d’attentes en tous points ai mon corps éclaté en mille molécules mal à l’aise à chacune de leur place et dissociées irrémédiablement. J’attends des nouvelles j’attends le soleil j’attends mes expos j’attends du fric avec le dégoût et l’écœurement énorme de l’effort moral nécessaire pour ce faire. J’attends toi. J’attends moi j’attends ma nuit mon sommeil et je suis anxieux de le rencontrer et le poursuis inlassablement. J’attends le lendemain j’attends des catastrophes j’attends des hommes inouïs (dans le sens où en a jamais entendu parler) j’attends ton regard j’attends la suite la suite que je dois créer et vivre j’attends parce que je suis debout et qu’a aucun moment ne me viendra le souci de m’assoir, mon cœur bat trop vite pour cela et pas assez pour voler plus vite que toute attente »  ³Arman, Lettre à É. Radigue, 1961..
Je suis vert de rage...
 
L’impératif de carrière suscite encore, en cas de « trahison » personnelle, des ressentiments plus ou moins profonds et tenaces, appelant à des représailles verbales ou bien comportementales. Se remémorant l’échec des discussions avec le marchand Jean Fournier menées au cours des années 1959-1960 en vu d’une exposition personnelle, Arman explique : « Je ne comprenais pas que le type qui trouvait de l’intérêt à mon travail ne l’expose pas immédiatement. [...] après la seconde rencontre, j’ai décroché. J’étais très maladroit à l’époque. Je voulais quelque chose et je ne savais pas l’exprimer. Je me suis mis des tas de gens à dos » Arman, Mémoires accumulés. Entretiens avec Otto Hahn, Paris, Belfond, coll. « entretiens », 1992, p. 28-29. Éliane apporte une confirmation à l’époque même des faits : « Tu oublies tes possibilités de maladresse, tu oublies ta manière de sauter sur les gens en les prenant à la gorge ce qui amène un réflexe instinctif de recul et dans les moments psychologiques les moins biens choisis. » (É. Radigue, Lettre à Arman, v. 1960)..
 
En juin 1960, l’artiste rompt également toute relation avec le directeur de la Galerie internationale d’art contemporain, Maurice d’Arquian, ce dernier ayant négligé d’honorer un rendez-vous à Bruxelles qui l’avait contraint à effectuer un voyage financé par un emprunt. Il rapporte : « Je l’accroche au téléphone […]. Je lui rétorque : ‘Vous êtes un porc !’. Il n’en est pas revenu ». Dans la foulée, survient cette fois un contentieux avec Rolf Jährling, le directeur de la Galerie Parnass à Wuppertal, après la déprogrammation d’une exposition consacrée aux Allures, au profit d’un Jacques Hérold plus connu : « J’ai revu Jaerling [sic] à New York […]. Le marchand est venu s’asseoir près de moi. ‘Partez, je ne veux pas vous voir’, lui ai-je lancé. […] Il y a de la place plus loin, ne vous collez pas à moi, je n’ai rien à vous dire.’ […] je l’ai revu cinq ou six ans plus tard […]. Il voulait m’acheter des pièces. Je lui ai dit : ‘Non seulement je ne vous vends rien, mais je ne vous serre même pas la main’ ». Dans ce contexte d’évocation, la réaction rancunière est mise sur le compte d’un orgueil incompatible avec le compromis. « Même très pauvre, affirme Arman, je ne me suis jamais mis à genoux. C’est mon côté espagnol. Plutôt que de demander, je meurs la face contre le mur. Si on devait me fusiller, je n’implorerais pas la grâce, je refuserais le verre de rhum, je ne voudrais pas qu’on me bande les yeux. Et si j’ai une jambe de livre, j’enverrais quelques coups de pied, ou je mordrais le doigt de l’officier qui dirige le peloton d’exécution » Ibid., p. 94-95..
Même très pauvre je ne me suis jamais mis à genoux...
La harpe, instrument important. (Éliane et son premier fils Yves jouaient de la harpe.)
NICANOR'S NIGHTMARE
1983
TIRAGE: 8 exemplaires de 1/8 à 8/8, 4 épreuves d'artiste de EA1/4 à EA4/4, 2 épreuves hors commerce de HC1/2 à HC2/2 TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 1680 x 1440 x 440 DESCRIPTION: Harpe brisée , bronze patiné. EDITEUR: Arman, New York (USA) FABRIQUÉ PAR: Fonderie d'Art R. Bocquel S.A., Bréauté (France).
Avec une telle configuration mentale, la déloyauté réelle ou supposée d’un proche s’avère d’autant moins supportable. La lettre que l’artiste fait affranchir le 26 juin 1959 est éclairante : « J’ai appris que le prix Lissonne avait envoyé ses invitations Yves [Klein] a reçu la sienne moi rien. Là encore je suis laissé pour compte j’éclaircirai ça et je veux savoir si c’est Lenocci ou Restany qu’il faut assommer. J’ai hâte de connaître la réponse de Pierre [Restany] à la demande officielle. S’il me laissait tomber je serai à l’orée d’un meurtre » Arman, Lettre à É. Radigue, affranchie le 26 juin 1959. Dans ses Mémoires accumulés, Arman évoque un contentieux avec Restany et Klein au sujet de son Lustre accumulation de 1959-1961. Voir Arman, Mémoires…, op. cit., p. 43-44.. Au moment où s’exprime le soupçon d’une responsabilité du critique, Arman est engagé avec lui dans une relation fondée sur l’amitié, le respect et une certaine admiration.
 
Ces derniers éléments, augmentés d’un profond sentiment amoureux, opèrent également dans la relation du couple Éliane/Arman. Tous deux ont formé dans les années 1950 un couple d’artistes partageant « aventure musicale » et « aventure picturale » dans un rapport de construction mutuelle qui va aller au-delà du soutien matériel, et au-delà d’un enrichissement culturel et intellectuel favorisé par une convergence initiale définie par Arman dans une lettre de 1961 : « […] il me semble impossible de nous dissocier et dans nos expériences et dans nos résultats, bien que superficiellement nous ayons des goûts et des choix différents je pense que nous sommes très semblables et avec surtout les mêmes actualités et les mêmes options sur l’absolu et l’avenir » Arman, Lettre à É. Radigue, 1961. Au moins dans les premiers temps, Éliane Radigue semble partager ce sentiment : « Amour très chéri, tu sais qu’il serait bien prématuré d’annoncer une quelconque augure, mais je ne puis m’empêcher de penser et croire avec foi et confiance en une œuvre que nous sommes destinés à accomplir ensemble. Je crois en la multiplication des forces par une Union véritable, en ce symbole, souvent mal compris et qui n’a pour valeur que celle qu’on veut bien lui donner et mettre en lui. Et c’est tellement bon cet espoir, cette lumière, source jaillissante de vie neuve aux vibrations multiples. » (É. Radigue, Lettre à Arman, 1952)..
Il me semble impossible de nous dissocier...
Dans les premiers temps de sa relation avec Arman, Éliane Radigue semble voir en l’artiste une source de conseils et d’encouragements, mais surtout d’affermissement « vital ». Aussi lui écrit-elle en 1953 : « C’est affreux mais je ne peux vraiment plus me passer de toi pour rien. Tu fais partie intégrante de ma vie, des moindres faits de ma vie et surtout de moi, dont tu es la force qui dirige l’énergie » É. Radigue, Lettre à Arman, 1953.. Et encore, probablement en 1957 : « Reviens vite me donner ta force j’ai besoin de te parasiter me baigner de ton aura pour trouver la force » É. Radigue, Lettre à Arman, v. 1957..
 
À lire à lire certaines lettres d’Arman, il semble bien que celui-ci soit en mesure d’assumer au moins ponctuellement ce rôle nourricier, comme ici en 1957 : « Je trouve toujours un peu étranges pour ne pas dire étrangers les gens qui me parlent de suicide j’ai en moi de telles provisions de tout que je ne peux comprendre les désarmés qui lèvent les bras en l’air tendant le cou je peux bien affirmer que je suis incapable d’envisager le suicide dans les conditions autres que la maladie incurable et insupportable et peut-être pour sauver plus que moi si c’était indispensable et encore je fais des réserves quant à cette éventualité »  ¹⁰Arman, Lettre à É. Radigue, affranchie le 11 octobre 1957.. En 1965, il fait encore état de sa « très grande force de création et d’analyse qui est à la base de presque tous les mouvements de [son] âme  »  ¹¹Arman, Lettre à É. Radigue, 1965..
Trouver la force...

Or malgré cette solidité affichée périodiquement tout au long des années 1950 et 1960, Arman éprouve le besoin de s’appuyer sur sa femme pour « solidifier » son existence d’homme et d’artiste - comme d’ailleurs elle l’a invité à le faire au commencement de leur relation ¹²Au début des années 1950, Éliane Radigue lui fait savoir : « […] maintenant j’en suis sûre que je t’aime comme je n’ai encore jamais aimé et c’est d’abord cette assurance que tu dois toujours conserver présent au fond de toi comme dans un sanctuaire servant pour te réfugier et puiser ta force dans les moments difficiles. » (É. Radigue, Lettre à Arman, 1952).. « Il faut absolument que tu aies confiance en moi je sais ce que tu peux craindre et penser mais c’est seulement si tu doutes que je pourrai faiblir » ¹³Arman, Lettre à É. Radigue 1952., écrit-il ainsi en 1952. Et dix ans plus tard, au verso de l’invitation à l’évènement Musical Rage organisé à partir du 14 août la Galerie Saqqârah : « […] l’affiche est merveilleuse mais si je n’ai pas ton sourire même indulgent derrière moi je ne suis plus armé » ¹⁴Arman, Lettre à É. Radigue, 1962.. À cet égard, les multiples éloignements géographiques sont difficilement vécus par l’artiste, lequel observe en 1962 : «  Comme toujours la séparation aiguise la lame qui coupe le temps entre nous plus de temps plus d’espace . La coupure est si fine qu’elle est imperceptible »  ¹⁵Arman, Lettre à É. Radigue 1962..

Mais dans ce rapport de couple bâti sur une interdépendance, Arman va finir par identifier une asymétrie en défaveur d’Éliane Radigue, comme en atteste ce passage d’une lettre de 1960 : «  Je suis triste lorsque je considère ce que je t’apporte je ne suis pas cet homme solide qu’il t’aurait fallu je ne suis qu’un pauvre garçon avec ses problèmes et sans grande vision du monde applicable avec force comme une solution non je suis ce Protée accroché à une idée une petite idée et tout l’or de Golconde à tes pieds ne rachèterait pas ces inquiétudes qu’un être faible doit apporter à ton âme et même je ne sais t’offrir tout ce que j’aime pour toi et j’ai grande peur que le moment approchant où je pourrai un peu te donner te trouvera usée sèche du plaisir de recevoir car tu auras trop attendu […] »  ¹⁶Arman, Lettre à É. Radigue, 1960..

Tu as trop attendu...
Le déséquilibre des apports va être accentué par l’affirmation progressive d’une divergence fondamentale des personnalités, pointée par Éliane Radigue dans une missive que l’on peut dater de 1961 : « J’aime le bruit froufroutant de cette vie paisible. Tu aimes les rumeurs de la jungle j’ai besoin pour respirer de calme et de repos, il te faut consommer le plus vital de ton énergie de fauve dans des combats sauvages, j’ai trouvé la voix tranquille du silence méditatif et tu dois te façonner dans un bruit de forges et d’enfer. Réceptive je m’offre à accueillir toute forme de pensée, de vie, creuse d’autre part, prospectif tu imprimes ton sceau, ta marque sur tout ce qui t’approche comment concilier ces antagonismes fondamentaux en une vie unique qui est notre destin d’entité double que nous avons choisi d’être ? »  ¹⁷É. Radigue, Lettre à Arman, v. 1961..
 
Par ailleurs, la mise en œuvre des déchets par Arman, véritablement initiée en décembre 1959 en présence d’Éliane Radigue, éloigne radicalement cette dernière de l’activité créatrice de son mari, activité qu’elle suivait jusque-là dans un rapport d’adhésion complète. Elle parle même d’un «d ivorce intellectuel ». Arman rapporte à ce propos : « [Pour la] première poubelle, [Éliane] m’a sorti cette phrase… que je trouve très belle… […] : ‘Arman, entre nous ça ne peut plus aller, car moi je suis pour la métaphore ascendante et toi pour la métaphore descendante’ »  ¹⁸Arman, dans Pierre Baracca, Pierre, Geneviève Roussel, Marie-Claire Trân Van-Nory, Arman, un entretien d’artiste (2004). Le texte et ses conditions de production, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2010, p. 24.. Citons cette fois l’intéressée : « J’étais […] consternée devant cette stèle, qui pour moi ressemblait beaucoup plus à une stèle funéraire qu’à une œuvre positive »  ¹⁹É. Radigue, propos recueillis par l’auteur, janvier 2002.. Dès 1960, le constat appelle une mise garde de la compositrice adepte des préceptes essentialistes de Georges Gurdjieff : « […] pas plus que je ne crois qu’une fin juste puisse être amenée par des moyens qui ne le sont pas, je ne pense pas qu’un homme juste puisse se faire ou s’épanouir en des situations ou des actes malsains, déshonnêtes, voire sordides. À moins d’être doué d’une formidable possibilité de retour sur soi, de suffisamment de lucidité et sensibilité pour savoir connaître à temps les risques de cassures de brisures définitives, et s’arrêter à temps »  ²⁰É. Radigue, Lettre à Arman, 1960.. L’opposition va toutefois s’effacer derrière la compréhension de l’importance que revêt pour Arman la nouvelle bataille à livrer : « […] ce que je te reproche ce n’est pas d’avoir choisi une guerre que je désavoue, mais d’avoir choisi les principes de la guerre. L’homme juste peut également se manifester dans des combats ou quoiqu’on en veuille, il y a toujours à souffrir de compromis. Maintenant je tiens à préciser que si j’ai accepté de te laisser t’engager dans ce combat, c’est que j’ai su objectivement réaliser ce qu’il avait de nécessaire pour toi, et loyalement j’ai consenti à te voir l’engager »  ²¹É. Radigue, Lettre à Arman, 1960..
Bestia Ferita...
Le défi à Newton : la possibilité de repousser les limites d'intervention sur un objet.
BESTIA FERITA
1988
TIRAGE: 8 exemplaires de 1/8 à 8/8, 4 épreuves d'artiste de EA1/4 à EA4/4 TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 800 x 1750 x 750 DESCRIPTION: Moto découpée en bronze. EDITEUR: Diego Strazzer, Vérone (Italie) FABRIQUÉ PAR: Fonderie Vaghi, Milan (Italie)
Retour sur l’origine du geste de la coupe : voir l’intérieur des choses.
LE MÉCANISME DE L'ÂME
1974
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 735 x 630 x 135 DESCRIPTION: Machine à coudre coupée dans du béton, cadre en bois.
L'un de ses instruments de prédilection, aux proportions de l'humain.
BIG STRING
1982
TIRAGE: 8 exemplaires de 1/8 à 8/8, 2 épreuves hors commerce de HC1/2 à HC2/2 TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 1850 x 900 x 400 DESCRIPTION: Contrebasse brisée en bronze. EDITEUR: Arman, New York (USA) FABRIQUÉ PAR: Fonderie d'Art R. Bocquel S.A., Bréauté (France)
La décision de donner une forme au contenant.
LA MORT DE JUSTINE
1967
TIRAGE: 1 Unique. TECHNIQUE: Combustion. DIMENSIONS EN MM.: 880 DESCRIPTION: Violon brûlé inclus dans un torse en polyester
Les spécificités des mentalités, les divergences culturelles puis enfin l’effacement progressif de l’ambition de carrière d’Éliane Radigue devant celle de son mari, ont progressivement conduit le couple à se redéfinir à travers un rapport de construction parallèle sur deux continents, pour finalement faire le choix d’une séparation effective au début des années 1960. Un choix justifié à partir de 1961 par la profonde aspiration d’Arman à s’établir à New York en dépit des résistances de son épouse : « J’avais besoin de New York. [...] Moi, j’ai ressenti l’urgence de m’établir à New York et, à cet impératif, j’ai sacrifié ma maison, ma famille, mes enfants »  ²²Arman, Mémoire…, op. cit., p. 77. De 1963 à 1967, Arman ne voit sa femme et ses enfants restés en France que trois mois par an, leur tentative d’intégration à son aventure new-yorkaise s’étant soldé par un échec. Ainsi qu’il le rapporte dans la même publication (p. 76) : « Ma femme […] a fait l’effort, en 1963, de venir avec les enfants. […] (elle) a fait dépression nerveuse sur dépression nerveuse. […] Elle ne supportait pas l’atmosphère de New York. ».
 
 
 
La poursuite d’une relation à distance, vécue péniblement et parallèlement à d’autres non cachées, va semble-t-il relever d’une logique autodestructrice identifiée par Arman dans une lettre de 1965 : « […] il est évident que si chaque séparation doit amener des drames et que tu deviens de plus en plus vulnérable ou bien de plus en plus rage notre union est alors plus destructrice que constructive. Je t’aime mais il est pour moi pénible de constater que je ne suis capable que de te faire souffrir […]. De toute façon je crois être malheureusement destiné à faire souffrir  » ²³Arman, Lettre à É. Radigue 1965. La proposition de rupture qui vient à la suite de ce propos s’appliquera de fait à la fin des années 1960. - ce que confirme alors l’intéressée : « Maintenant j’en suis à t’attendre te retrouver même si c’est encore pour me faire dévorer, jusqu’à me détruire pour ce que je t’aime »  ²⁴É. Radigue, Lettre à Arman, 1965. Sans doute cette perspective n’est-elle plus, alors, investie d’une dimension esthétique invoquée dans une lettre du début des années 1950 : « Je t’aime et suis heureuse de t’aimer, heureuse de la perspective de vivre avec cet amour, même si au bout c’est la souffrance qui nous attend. Si nous n’avons pas le temps de devenir sages avant qu’elle nous atteigne. Si déjà il nous arrive de souffrir c’est tellement beau, tellement beau que ça vaut toutes les souffrances. » (É. Radigue, Lettre à Arman, v. 1953)..
 
Arman, au cours de l’année 1967, identifie une origine possible de sa propension destructrice : « […] je m’empresse de démolir ce qui est tout pour moi dès que j’ai l’impression que je l’ai pour toujours je crois qu’il y a là un refus de la mort de vieillir de grandir […]. […] je suis devenu vieux […] je ne serai jamais plus jeune […] »  ²⁵Arman, Lettre à É. Radigue 1967.. Une autre piste est peut-être à suivre toujours à partir de la source épistolaire : celle, plusieurs fois mentionnée, de l’autodestruction. « J’ai une espèce de douce impression masochiste à me trouver si loin de toi une sorte de punition pour des crimes très réels que j’estime il est possible avoir commis, car je crois être très puritain et sûrement me pardonner très difficilement, c’est la seule explication que je vois pour le moment à cette autodestruction organisée qui est ma vue et ce génie des catastrophes en tous genres que je me suis appliqué à créer  »  ²⁶ Arman, Lettre à É. Radigue, novembre 1965., confie ainsi l’artiste en 1965. L’année suivante, il écrit : « J’espère tjs [sic] que tu pourras affronter la réalité de nos deux existences car je crois qu’il faut envisager encore et tjs [sic] me sauver de moi-même. Je ne suis seulement pas destructeur pour les autres, mais aussi et surtout pour moi-même et je suis tellement fatigué de moi de mes simagrées et de mes jeux »  ²⁷Arman, Lettre à É. Radigue, 1966.. Et encore : « […] je suis effrayé moi-même par la quantité d’autodestruction et de destruction (que) je porte en moi. […] n’étant pas dominé ni reconnu j’ai besoin d’une saga qu’incline mon imagination jusqu’à ce que dans le marasme je regagne tout […] »  ²⁸Arman, Lettre à É. Radigue, 1966.. Un processus de reconquête dont les acquis sont peut-être identitaires : « Je sais aussi que j’ai besoin de cette souffrance peu de jours de temps en temps pour savoir que la dualité existe et que je suis cette dualité »  ²⁹Arman, Lettre à É. Radigue, 1961..
 
Je suis cette dualité...
Appropriation du kitch pour fabriquer une reformulation et donner une nouvelle signification : le sabreur sabré, autre version de l'arroseur arrosé...
LE BEAU SABREUR
1961
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 1240 x 820 DESCRIPTION: Tableau découpé sur panneau de bois.
Eve donne et prend : titre et mise en scène qui raconte une histoire qui pourrait bien être au moins en partie autobiographique.
EVE, GIVE AND TAKE
1986
TIRAGE: 5 exemplaires de 1/5 à 5/5, 2 épreuves d'artiste de EA1/2 à EA2/2, 2 épreuves hors commerce de HC1/2 à HC2/2 TECHNIQUE: Gods and Goddesses. DIMENSIONS EN MM.: 980 x 520 x 360 DESCRIPTION: Statue antique découpée en bronze, patine noire, bord de coupe poli. EDITEUR: Arman, New York (USA). FABRIQUÉ PAR: Fonderie d'Art R. Bocquel S.A., Bréauté (France).

L’histoire du couple Éliane/Arman dit la possibilité d’une cohabitation du sentiment amoureux et de la destruction. Sans écarter la part de l’humour et d’une éventuelle frustration passagère dans le registre de la jalousie conjugale, il peut apparaître éclairant de citer les derniers mots d’une autre lettre d’Arman à sa femme, affranchie le 19 janvier 1957. Après une réflexion sur les cycles thermiques qui selon lui influencent l’humanité tous les 30 ou 60 ans, il avertit : « [...] tout cela ne compte pas à côté de la haine recuite que je te voue un bon salmigondis de vengeances refroidies et d’élans d’une tendresse irrésistiblement dirigée sur ta destruction et ta liquéfaction en un espace où même les idées ne peuvent subsister dans une atmosphère trop saturée de malveillance. Je t’aime implacablement, telle [sic] le ver dans le fruit et le sel sur l’os dans le désert ». Et l’artiste de signer en majuscule : « Ta servile souffrance Armand » ³⁰Arman, Lettre à É. Radigue, affranchie le 19 janvier 1957. Précisons que l’hypothèse d’un désamour total d’Arman pour sa femme est à exclure pour la période de la seconde moitié des années 1950..

 

Poursuivons avec cet extrait d’une lettre affranchie le 4 novembre de la même année : « Mon tendre cœur, je m’accuse ce matin d’une crise de rage épouvantable, lorsque la mother m’apprit que tu n’étais pas là. J’écrivais et je méditais des sombres et épouvantables vengeances très moyennageuses et scopionnesques. Je t’aime. Je t’aime »  ³¹Arman, Lettre à É. Radigue, affranchie le 4 novembre 1957.. Là s’exprime un sentiment de jalousie déjà traduit dans une lettre écrite le même mois à la suite d’un échange téléphonique : « Oui, je fus contracté et mal à l’aise. Mets-toi à ma place et au lieu de t’en plaindre félicite-t-en car : la jalousie, l’inquiétude, le vague à l’âme et l’instabilité que je ressentais ne pouvaient et ne peuvent qu’être imputés à de l’amour. l’indifférence est je crois quant à moi beaucoup plus grave que les inconvénients d’une affection trop exclusive et absolu »  ³²Arman, Lettre à É. Radigue, affranchie le 21 novembre 1957. Dans plusieurs lettres, Éliane Radigue dit éprouver également un sentiment de jalousie. Il lui inspire commentaire : « Je me demande en quoi nous avons besoin d’exclusivité, en amour surtout. Parce que s’il diffère par la forme et qu’il soit maternel, filial, amical, qu’il soit l’amour des amants, il est toujours le même en son essence et toujours il va de pair avec ce serpent insidieux, la jalousie. Je parierais que c’est encore un coup de notre petite vanité. Celle-là alors je me demande quand elle sera pour tout jamais détruite. » (É. Radigue, Lettre à Arman, v. 1953).. Terminons avec ce passage d’une lettre de 1961 : « Mon immense territoire à conquérir sans cesse crois-moi je te ferai la guerre et apporterai le feu et la désolation au plus profond de tes montagnes et là peut-être vainqueur momentané et illusoire je serai ton esclave »  ³³Arman, Lettre à É. Radigue, 1961. L’épouse d’Arman use du même registre : « Je me fais un habit de fête intérieur pour te recevoir, je polis mes bras pour les rendre plus doux, aiguise mes ongles pour mieux te griffer, mes dents pour mieux te mordre, prépare mes lèvres à t’embrasser, mes mains à te caresser, ma joie pour faire la tienne. » (É. Radigue, Lettre à Arman, 1956)..

Eve donne et prend...
La question de l'interlocuteur par téléphone interposé... En 1967, la rupture de communication dans la vie sentimentale d'Arman est vécue comme une catastrophe. L’objet-téléphone, comme la montre ou le réveil, est un objet phare des préoccupations de l’artiste.
ENCOMBREMENT DE LIGNE
1967
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 250 x 250 x 250 DESCRIPTION: Téléphone brisé dans un cube de polyester.
Le principe d’une convergence du sentiment amoureux, de la destruction et de la souffrance est-il directement ou indirectement applicable à la démarche créatrice d’Arman ? Il s’agit là d’une hypothèse de travail (éminemment périlleuse pour l’Historien de l’art) que suggère notamment une lettre de l’artiste datée de 1964 : «  Je suis dans un mauvais moment car mon atelier est presque vide et je n’aime pas y aller. Je ne me sens pas encore assez malheureux pour retourner travailler dur je travaille à des bricoles »  ³⁴Arman, Lettre à É. Radigue, 1964. - une confidence qui est à rapprocher d’une réflexion antérieure d’Éliane Radigue : « Je suis heureuse que la peinture t’ai récupéré d’ailleurs je sais chez toi quels sont ces sortes de crises qui n’annoncent généralement qu’une période plus riche et plus féconde » ³⁵É. Radigue, Lettre à Arman, 1956.. Mais Arman se montre plus explicite à l’occasion d’un entretien accordé à Alain Jouffroy en 1965, où il est interrogé sur le profil idéal du spectateur des Accumulations. Dans sa réponse, il évoque deux cas. Le premier est celui du regardeur qui réagit violemment et physiquement contre une œuvre qui le dérange.
 
Le second est celui du regardeur qui peut réagir de façon toute aussi violente, mais pour la raison inverse : « […] ce serait pour moi un spectateur agréable […] que celui qui serait assez attiré [par une Accumulation] pour qu’il veuille l’emporter à tout prix, ou qu’il veuille la détruire : l’attraction et la répulsion sont tellement proches l’une de l’autre » ³⁶Arman, dans Alain Jouffroy, « Arman », entretien avec l’artiste, L’Œil, Paris, n° 126, juin 1965, p. 48..
L'attraction et la répulsion sont tellement proches...
À condition d’y déceler autre chose qu’un positionnement provocateur, cette déclaration nous incite à identifier un autre rapport possible d’Arman à la destruction d’objet, qui deviendrait en quelque sorte un témoignage d’attirance ou d’attachement autre qu’intellectuel. Plusieurs contributions de l’artiste vont en ce sens, en convoquant tout d’abord la notion d’attachement formel. Questionné sur les modalités du choix de ses objets, il explique : « Il y a des objets qui attirent plus que d’autres. Le violon, par exemple. Je n’étais pas le premier à être séduit par cette forme. Picasso, Braque et Juan Gris ont déjà flirté avec des instruments de musique. Le violon, le violoncelle, la guitare, à cause de leurs lignes féminines, se prêtent aux traitements artistiques »  ³⁷Arman, Mémoires…, op. cit., p. 53..
 
Cette séduction formelle interfère peut-être, mais de façon plus ponctuelle, avec un attachement d’ordre affectif. C’est ce qui ressort d’une lettre de septembre 1961 dans laquelle Arman annonce à sa femme la réalisation de la Colère titrée NBC Rage, devant les caméras de la chaîne de télévision étatsunienne éponyme : « […] j’ai acheté une contrebasse […]. Elle est grosse et bien belle, je la briserai après-demain après une lune de miel sans pareil où j’accorderai mes doigts à ses cordes et à l’aube elle meurt ou plutôt se volatilisera entre mes bras puissants et même je l’achèverai à coups de pieds »  ³⁸É. Radigue, Arman, lettre à É. Radigue, 1961, citée dans Christine Siméone, Elianarman. Bye Bye ma muse, Genève, Fondation A.R.M.A.N., 2008, p. 138-139.. Une lettre plus ancienne d’Éliane Radigue retient dès lors l’attention : « Sans chercher trop encore tes foudres et incompréhension ne penses-tu pas que tu me traite un peu trop comme n’importe lequel des objets que tu touches choyé dans la mesure de tes besoins et bousculé selon tes caprices (cf. sabre émoussé, détérioration multiple et quasi universelle propre à l’univers d’Armand soumis aux intempéries exigences de ses seuls caprices qu’il se montre impuissant à dominer) »  ³⁹É. Radigue, Lettre à Arman, v. 1959..
Aujourd'hui à 8 H...
Avec la restructuration, l’objet devient porteur d’un message et d’une poétique.
MAMMA MIA !
1961
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 930 x 670 x 120 DESCRIPTION: Violon brisé sur panneau de bois.
Dans l’optique armanienne, comment expliquer cette forme de confusion entre attraction et répulsion, que l’on retrouve comme symptôme de la discordance schizophrénique ? Un texte d’Arman rédigé en 1989 apporte un élément de réponse assez convaincant. Il relie directement la passion du para-sculpteur pour l’art africain, dont il est devenu un spécialiste reconnu, à la menace de la disparition de cette production à plus ou moins court terme : « C’est au moment précis où nous allons perdre quelque chose que les qualités de cette chose nous apparaissent soudain avec le plus de force et de réalité. C’est comme le retour d’une brebis égarée : quand on l’a retrouvée, elle nous est plus chère que jamais. […] Et si nous n’avons qu’un simple fragment […], ce fragment nous fait signe comme une main tendue au-dessus de l’eau avec l’insistance de ce qui est irrattrapable »  ⁴⁰Arman, Fragments of the sublime, New York, J. Camp, 1980. Traduit de l’anglais pas Jean-François Allain. Reprod. dans Jean-Michel Bouhours (dir.), Arman, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 22 septembre 2010-10 janvier 2011, p. 258..
 
Si elle est transposée au cas des destructions d’Arman, on pourrait dire que la fragmentation ou la combustion de l’objet augmente l’attachement affectif de l’artiste à cet objet. Et l’on pourrait aller plus loin en émettant l’hypothèse que cet attachement est proportionnel au degré de destruction de l’objet, qui n’atteint jamais le stade de l’anéantissement total. Pour préserver la possibilité d’identification de cet objet, qui est la condition même de son attachement, Arman a toujours accordé une importance primordiale au problème de sa conservation, ainsi qu’il l’explique à Daniel Abadie : « […] même lorsque je brise un objet, je m’arrange pour que tous les morceaux retombent dans un espace donné, que j’ai délimité avec de grandes planches ; ou, quand je brûle quelque chose, j’arrête la combustion, comme un cuisinier arrête son rôti avant qu’il ne soit trop cuit, ce n’est donc pas une destruction complète, mais une destruction partielle qui me permet de la conserver »  ⁴¹Arman, dans Daniel Abadie, « L’archéologie du futur », Daniel Abadie (dir.), Arman, cat. exp., Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume/Rmn, 1998, p. 37..
Une destruction partielle... qui me permet de la conserver...
La mémoire d’une performance. (Galerie Saqqârah, Gstaad, 14 août 1962.)
CHOPIN'S WATERLOO
1962
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 1860 x 3020 x 480 DESCRIPTION: Piano brisé sur panneau de bois, œuvre réalisée en publique en août 1962 dans le cadre de l'exposition "Musical Rage" Galerie Saqqarah (Gstaad, Suisse).

5. La maîtrise mentale et physique d’un processus créateur

 
La volonté d’Arman de délimiter et de stopper le processus de destruction de l’objet vient restreindre sa justification plus ou moins souterraine, liée à une forme de violence, d’angoisse ou d’ambivalence affective. Comme l’argument sociologique, celui du déterminisme mental, principalement convoqué avec les Accumulations  ¹L’artiste explique en effet : « (...) je crois que c’est génétique. J’avais un grand-père et une grand-mère accumulateurs. Ils rangeaient dans des boîtes, des bouchons avec l’année, des bouts de ficelles avec des nœuds... Mon arrière-grand-père achetait chaque objet en plusieurs exemplaires même s’il n’en utilisait qu’un. C’est le côté rassurant. (...) Moi-même tout gosse, j’étais très collectionneur. » (Pierre Barbancey, « Arman : ‘Les artistes sont les féticheurs de la société’ », L’Humanité, Paris, 10 septembre 1998)., est finalement resté minoritaire dans son discours public c’est-à-dire officiel.
 
Dans sa prise de parole médiatique, l’artiste a largement affirmé la prédominance de la motivation consciente, et plus spécifiquement de la motivation esthétique, en prenant soin toutefois de souligner que « le problème n’est pas d’arriver à l’accumulation parfaite ou à la coupe la plus esthétique »  ² Arman, dans Arman, dans Otto Hahn, « Entretien avec Arman », Aude Bodet (dir.), Arman. Consigne à vie. L’Heure de tous, Paris, Centre national des arts plastiques, 2014, p. 18.. « J’ai été influencé par l’abstraction, par Van Gogh, par Pollock. C’est assez dire que la réflexion esthétique n’est pas absente »  ³ Arman, Mémoires accumulés. Entretiens avec Otto Hahn, Paris, Belfond, coll. « entretiens », 1992, p. 41., confie-t-il par exemple en 1992. Trois ans auparavant il affirmait : « Je vous montre des objets dans différentes situations, de leur évidence dans l’accumulation… jusqu’aux effets plus complexes et byzantins d’objets mélangés ou transformé par des procédés sculpturaux, car à travers des situations paraphilosophiques et sociologiques, je reste un sculpteur et un peintre dont l’ambition avant que de faire un discours sur nous-mêmes ou notre civilisation, est de produire une œuvre d’art, une sculpture, une peinture ou une peinture-sculpture, un assemblage à destination visuelle et esthétique »  Arman, « Le montreur », Collectif, Arman. Restrospektiv, cat. exp., Lunds, Lunds Kunsthall-Malmö, Galleri GKM, 1989, cité dans P. Restany, « Un destin de star, enfin », Gilbert Perlein (dir.), Arman. Passage à l’acte, cat. exp., Nice, Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain, 16 juin-14 octobre 2001, Paris, Skira/Seuil, 2001, p. 22..
Produire une oeuvre d'art...
La simplicité et la rigueur de la recomposition.
SONATE POUR FLÛTE
1962
TIRAGE: 1 Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 740 x 455 x 50 DESCRIPTION: Flûte éclatée sur panneau de bois.
Cubiste et hommage à son admiration pour le Cubisme analytique. Déstructuration et recomposition : voir les vis, les clous, les agrafes dans la volonté de composition et l'habilité de remplissage de l'espace.
MOULIN CUBISTE
1962
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 500 x 400 x 100 DESCRIPTION: Moulin à café découpé sur panneau.
Chez le para-sculpteur, la prise en compte de cette dimension esthétique essentielle s’affirme à travers les trois étapes du processus de création, et tout d’abord dans sa préméditation. Le témoignage du fondeur Régis Bocquel est éclairant : « [Arman] savait exactement ce qu’il voulait - c’était très impressionnant. Il faisait des croquis pendant ses trajets en avion, il avait ses petits calepins, tout était déjà pensé, réfléchi avant. Quand il arrivait, il avait déjà tout en tête. On n’a jamais eu à démonter (peut-être une fois) ou à refaire une œuvre » Régis Bocquel, dans Aude Bodet, « Entretien avec Régis Bocquel », A. Bodet (dir.), Arman…, op. cit., p. 25.. Ainsi, lorsque l’artiste se rend à Düsseldorf en 1963 pour préparer son exposition Colères et Coupures à la Galerie Schmela, il demande au marchand de mettre à sa disposition un atelier de menuiserie et lui adresse une liste de fourniture détaillée : instruments musicaux, peinture et encore panneaux.
 
Dans la phase d’anticipation, le choix des supports se fait notamment en fonction du critère chromatique. « J’ai toujours utilisé trois couleurs pour les fonds : blanc, rouge, noir ; ou parfois le bois naturel. Et j’en joue dans la composition » Arman, dans Daniel Abadie, « L’archéologie du futur », Daniel Abadie (dir.), Arman, cat. exp., Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume/Rmn, 1998, p. 45., indique Arman, également sensible à l’apport coloré de l’inclusion dans la matière plastique : « les objets englobés - partiellement ou complètement inclus - changent de qualité. C’est-à-dire qu’il se passe un phénomène pelliculaire qui leur ajoute un côté doré, par l’air qui est resté prisonnier entre l’objet et le plastique, ou un côté mouillé très intéressant » Tita Reut, « Arman », entretien avec l’artiste, Les matières plastique dans l’art contemporain, cat. exp., Oyonnax, Valexpo, 1992. Extraits repris dans Chimériques Polymères. Le plastique dans l’art du XXe s., cat. exp., Musée d’art moderne et d’art contemporain de la ville de Nice, 1996, p. 171-172.. On retrouve ici un souci fondamentalement pictural, affirmé notamment pour les inclusions de tubes de couleurs dans le plexiglas ou le polyester, expérimentées à partir du milieu des années 1960 : « J’ai commencé comme peintre. C’est peut-être une façon de me raccrocher à mes premières amours. J’ai besoin physiquement, pratiquement, de toucher à la couleur » Arman, dans D. Abadie, « L’archéologie… », op. cit., p. 45..
Voir les vis, les clous, les agrafes...
Une solution de présentation pour revenir au geste de base pour un détournement iconique : la coupe.
DISPLAY
1997
TIRAGE: 4 exemplaires de 1 à 4, 1 épreuve d'artiste EA1 TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 2000 x 1000 x 710 DESCRIPTION: Statue de Lénine découpée, boîte en acier, bronze patiné. EDITEUR: Galerie Patrice Trigano, Paris (France). FABRIQUÉ PAR: Fonderie d'Art R. Bocquel S.A., Bréauté (France).
Trombone partiellement oxydé en coupe anatomique bétonnée : complémentarité des couleurs, des matières, des textures.
ARCHITUBI ARMANIS
1970 - circa
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 1000 x 800 x 160 DESCRIPTION: Trombone coupé dans du béton, cadre en bois.

Ensuite, les objets choisis pour être soumis aux procédures destructrices ne le sont pas sur la base de l’indifférence visuelle chère au Duchamp des Ready-mades. Le plus souvent, il s’agit d’artefacts sélectionnés en fonction d’un potentiel expressif qui conditionne en partie la procédure de destruction qui leur est appliquée. Comme l’a constaté Arman, « [il] y a une logique dans la destruction : si on casse une caisse rectangulaire, on obtient une composition cubiste ; si on casse un violoncelle, on aboutit à un résultat romantique » Arman, cité dans O. Hahn, Arman, Paris, Fernand Hazan, coll. « Ateliers d’aujourd’hui », 1972, p. 47.. L’artiste, devenu pour beaucoup le « luthier du Nouveau Réalisme »  ¹⁰Arman, cité dans Dominique Widemann, « Arman joue les accordeurs », L’Humanité, Paris, 2 février 1998., fait ici une référence spécifique à la valeur formelle. Mais il est évident que l’on peut aussi parler, au moins dans le cas des instruments du quatuor, d’une valeur culturelle et encore intellectuelle, qui vient s’associer à la valeur sculpturale. Arman a d’ailleurs pleinement conscience de ce que la destruction de ces instruments a d’iconoclaste. À la question « Quelle serait la valeur psychologique de la Colère d’objet ? », il répond : « Dans le fait scandaleux d’avoir fait subir à un objet une transformation qui ne lui est pas destinée : de couper un violon en tranches fines est un acte scandaleux. [...] j’ai toujours été conscient de ce que l’opération avait d’incongru, même si je la faisais très sérieusement »  ¹¹Arman, dans Alain Jouffroy, « Arman », entretien avec l’artiste, L’Œil, Paris, n° 126, juin 1965, p. 48.. Et aussi, peut-on ajouter, hors de toute volonté de règlement de compte violent avec la musique et les musiciens.

 

Deuxième point essentiel d’une règle générale nous incitant à ne pas surévaluer chez l’artiste l’influence des moteurs inconscients : Arman maîtrise en grande partie le processus physique de création. Comme le relève Pierre Restany à propos des Allures, « [chaque] objet a sa façon d’écrire, qui lui est naturelle. Et Arman ne travaille pas contre nature. C’est un chef d’orchestre qui travaille sur partition en tenant compte des registres spécifiques de chaque instrument. L’intensité, l’intention, l’envergure de chaque geste varie en fonction de l’objet employé. À chaque objet est assigné un geste et la synchronisation des gestes crée l’unité harmonique de l’œuvre » ¹²Pierre Restany, « À toute allure », texte de présentation de l’exposition Arman. Allures d’objets, galerie Saint-Germain, Paris, mars-avril 1960..

 

Ce constat vaut également pour les Allures-Colères et les Colères : « L’objet détermine son accumulation comme sa brisure. […] pour les ‘colères’ : l’objet conditionne son propre processus d’éclatement et la physionomie de ses débris. Il existe des seuils […] de destruction variables pour chaque objet. Coupes, explosions ou combustions sont des variantes techniques, des raffinements stylistiques du langage objectif de la colère »  ¹³P. Restany, « Arman », Henry Martin, Arman, Paris, Pierre Horay, 1973, p. 13. Texte de 1967-1968..

Architubi Armanis
Explorer une stratégie de présentation. Objet, forme, matière couleur : quatre fondements du discours de la méthode armanien.
SANS TITRE
2003
TIRAGE: 1 Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 310 x 220 x 70 DESCRIPTION: Appareil photo découpé.
Violon dans son étui. Le lien à l'esthétique...
BISHOP'S CATASTROPHE
1974
TIRAGE: 1 Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 889 x 635 x 152 DESCRIPTION: Violon et sa boîte découpés, inclus dans du béton, dans une boîte en bois.

Si l’on en croit Arman, sa maîtrise gestuelle est un héritage des arts martiaux et en particulier du judo, qu’il a sérieusement pratiqué à partir de 1947, jusqu’à obtenir le grade de ceinture noire 1er Dan. Or en établissant clairement le lien entre les arts martiaux et ses destructions d’objets, il vide celles-ci de leur substance colérique : « [Je fais une Colère] comme une projection de judo. Je ne suis pas vraiment en colère. […] pour moi, c’est presque aussi précis qu’une projection de judo. Je calcule où je vais projeter, où je vais casser ; […] c’est une destruction plus ou moins prévue »  ¹⁴Arman, dans D. Abadie, « L’archéologie… », op. cit., p. 61. On notera que le lien entre la pratique martiale et artistique d’Arman a été réaffirmé au début des années 1970 dans le cadre de démonstrations de Wushu au sein d’environnements présentant dans le même temps des empreintes calligraphiées d’objets..

 

La démarche justifie ainsi la formule de Restany faisant de la Colère un acte de « chirurgie appropriative », fruit d’une « puissance de concentration nerveuse […] peu commune » ¹⁵P. Restany, « Arman », Henry Martin, Arman, Paris, Pierre Horay, 1973, p. 16, 1.. Dans cette pratique des Colères, l’autonomie des fragments d’objets générés par l’éclatement n’annule pas la possibilité d’une emprise sur le processus de destruction. Arman, qui se serait attribué le grade de « 9e Dan professionnel en art »  ¹⁶Emmanuelle Ollier, « Arman et l’esprit du Bushido. La quête du geste parfait », Jean-Michel Bouhours (dir.), Arman, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 22 septembre 2010-10 janvier 2011, p. 47., a en effet rapidement été en mesure d’anticiper les principaux effets de ce qu’il nomme « l’autocomposition » des composants de ses œuvres. Ainsi qu’il l’observe : « Lorsqu’on a cassé cinq ou six violons, on sait ce que cela va produire, rien n’étant plus contrôlable que le hasard »  ¹⁷Arman, dans Dominique Widemann, « Arman joue les accordeurs »,  L’Humanité, Paris, 2 février 1998.. Surtout lorsqu’il se trouve en quelques sorte contraint physiquement, comme le prévoit Arman dans les modalités de création de la pièce de 1963 Banjo Solo : « J’ai donc pris l’instrument, pratiqué une ouverture […] puis glissé […] une petite charge d’explosif. J’ai mis le banjo ainsi farci sur un panneau de bois puis j’ai fixé une mèche au détonateur je me suis reculé j’ai allumé […] j’ai couvert rapidement le tout avec un matelas afin que les éclats restent groupés sur le panneau ce qui est donc arrivé ».

Je calcule où je vais projeter...
Pour autant, la jurisprudence n’implique pas nécessairement l’automaticité d’un geste martial qui demanderait d’aller « avec » et non « contre » l’objet en projection, cela en raison d’un principe rappelé par Restany : « Chaque pièce est en soi un cas particulier et pour l’artiste un problème à résoudre. La solution est empirique, elle dépend tout autant du calcul proportionnel que de l’intuition » ¹⁹P. Restany, « Arman », op. cit., p. 16.. De fait, Arman « ne procède pas de la même manière pour détruire un violon qu’un accordéon. Dans ce sens, la saisie de l’objet comme celle de l’adversaire en judo constitue une phase déterminante pour la prise d’informations kinesthésiques » ²⁰E. Ollier, « Arman… », op. cit., p. 51.
 
Enfin, dans la phase finale du travail de création des Colères, l’artiste applique une stratégie de présentation qui relève encore d’un discours de la méthode intégrant le paramètre évolutif. « Dans mon travail, dit-il, des gestes reviennent. Par exemple, j’ai cassé un violon puis j’ai collé les débris sur une planche. Ensuite j’ai cassé le violon en mettant les fragments dans du plastique. J’ai repris la cassure de l’instrument de musique, mais noyé dans le béton, puis le violon brisé revient, recouvert de giclées de peinture. Je ne m’autorise à reprendre un geste que lorsque je peux le présenter différemment » ²¹Arman, Mémoires…, op. cit., p. 135..
Le traité méthodologique de la destruction...
Le massacre dans tous les possibles des formes = le traité méthodique de la déstructuration.
LE TRAITÉ DU VIOLON
1963
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe, combustion, colère DIMENSIONS EN MM.: 1600 x 3250 x 150 DESCRIPTION: Violons et archets brisés, brûlés, coupés et empreintes sur panneau de bois.
Dans les Colères ou encore les Coupes, Arman peut en outre intervenir dans la recomposition raisonnée des fragments - l’immobilisation maîtrisée étant un autre grand principe du judo. Significativement, il parle de « cubisme appliqué » ²²Arman, cité dans Pierre Cabanne, Arman, Paris, La Différence, coll. « Classique du XXIe siècle », 1993, p. 22., justifiant pour son cas un commentaire de juin 1962 portant sur les Nouveaux Réalistes : « Ce qui nous différencie également des dadaïstes, c’est que nous cherchons la beauté. Il me semble que les affiches lacérées de Hains, les éponges de Klein ne sont pas éloignées de l’art abstrait, ni des compositions de certaines œuvres actuelles. Mes colères, par exemple [...] font songer à des tableaux cubistes. Quant aux vieux objets, je suis sûr qu’on y verra quelques souvenirs surréalistes. Si vous voulez, nous serions beaucoup plus consciemment artistes que les dadaïstes » ²³Arman, dans Pierre Descargues, « Arman : Colères et Accumulations », La Tribune de Lausanne, Lausanne, 3 juin 1962.. Le para-sculpteur précise toutefois que son « côté espagnol injecte une dose de folie essentielle et [le] sauve de la perfection de Braque, chez qui couleurs et formes sont admirablement équilibrées » ²⁴Arman, Mémoires…, op. cit., p. 91.. Régis Bocquel ne dit sans doute pas autre chose en parlant d’Arman : « Mais l’aléatoire lui allait bien aussi. Je ne connais pas d’autre artiste qui ait eu autant que lui ce côté méthodique, tout en gardant un côté brouillon, une part d’improvisation quand il faisait une Colère » ²⁵Régis Bocquel, dans Aude Bodet, « Entretien avec Régis Bocquel », A. Bodet (dir.), Arman…, op. cit., p. 25..
 
Une dose de folie essentielle (le sol de l'atelier...)
Avec les coupes de statues incluses dans le béton, accomplissement du retour à une pratique originelle.
SOUVENT FEMME VARIE
1974
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Coupe. DIMENSIONS EN MM.: 800 x 1080 x 110 DESCRIPTION: Statuette en bronze découpée incluse dans du béton.

Non moins significativement, l’artiste admet qu’un certain nombre de ses Coupes « sont composées avec beaucoup de délicatesse : cela devient esthétique et le résultat a presque un côté dentelle » ²⁶Arman, dans D. Abadie, « L’archéologie… », op. cit., p. 61.. Avec ces œuvres, comme sans doute avec les Colères, la démonstration esthétique peut se doubler de l’intention didactique. La disposition des éléments découpés - à froid - peut en effet découler d’une volonté de dévoilement de « l’intérieur des choses » ²⁷ Arman, Mémoires…, op. cit., p. 91.. Arman explique sur ce point : « Il y a aussi un désir certainement un petit peu archéologique. J’aime bien montrer les phases d’une chose qu’on ne connaît pas. La Coupe, avec son côté technique, finit par être aussi démonstrative que certaines coupes de moteurs dans des expositions universelles, certains lamellages de géologie ou autre. Il y a là un désir de montrer quelque chose qu’on ne voit pas, qu’on n’a pas vu »²⁸Arman, dans A. Jouffroy, « Arman », op. cit., p. 48..

 

Cette volonté de donner à voir de nouvelles formes est, si l’on en croit l’artiste, une réminiscence enfantine. C’est ce qu’il indique notamment en 1998 : « Mon père - qui était né au XIXe siècle - était un grand amateur de ces gigantesques expositions où tout le monde montrait ses produits, ses machines-outils, ses nouvelles autos… Il adorait cela et m’emmenait dans ce genre de manifestations, différentes des Expositions Universelles, car elles se tenaient dans des villes comme Nice, Marseille ou Lyon. Ce qui me fascinait le plus dans ces expositions, c’étaient les coupes, parce que, très tôt, pour faire voir le mécanisme et la perfection de ce qu’ils avaient créé, les fabricants montraient une coupe. J’étais fasciné par la révélation de ce qu’il y avait à l’intérieur. À tel point que le jour où j’ai fait une exposition avec des Coupes d’objets, je l’ai appelée ‘L’intérieur des choses’. C’est un souvenir d’enfance qui m’avait vraiment beaucoup impressionné, frappé. Tout cet aspect technique m’avait enchanté. Après, je l’ai appliqué à des éléments que l’on ne coupe pas habituellement. Mais ‘l’intérieur des choses’ a révélé, au niveau de la coupe, des formes plus qu’intéressantes, vraiment très significatives » ²⁹Arman, dans D. Abadie, « L’archéologie… », op. cit., p. 61..

J'étais fasciné par ce qu'il y avait à l'intérieur...

On ajoutera qu’à au moins une occasion, la segmentation d’objet servira une autre intention, cette fois militante. Le 4 juin 1970, à la galerie Reese Palley de New York, Arman réalise l’opération « Slicing » en faveur du fond de défense des Black Panthers. Souhaitant matérialiser la logique ségrégationniste étatsunienne pour la dénoncer, il confronte le principe de participation additive à sa pratique des Coupes d’objets en s’engageant à couper ou à scier contre 100 dollars tout objet apporté par le public, composé essentiellement d’amis artistes : crucifix, œuf frais, pot de peinture, boîte… « J’ai coupé tout ce qu’on m’a amené ; il n’y a pas eu d’échec » ³⁰Ibid., p. 60., rapporte l’artiste.

J'ai coupé tout ce qu'on m'a apporté; il n'y a pas eu d'échec...

Conclusion

 
Pour toutes les raisons qui ont été rapidement évoquées ici, la notion d’« Acting out » ou « passage à l’acte » telle qu’elle est définie par la Psychologie ne peut s’appliquer au cas d’Arman que de façon exceptionnelle, par exemple pour certains développements du IIIe acte de la performance de 1975 Conscious Vandalism. Mais pas sans restriction. D’abord, il s’agit là d’une action largement préméditée précédée par deux actes. À l’acte I, Arman se rend dans les quartiers new-yorkais de Chinatown et Little Italy pour y acheter les accessoires de son installation (mobilier, vêtements, disques, boissons, appareils électroménager, tapis et tableaux), puis les outils qui serviront à la détruire (masse et hache). À l’acte II, Arman installe l’appartement-témoin avec l’aide de ses assistants, en accordant un soin tout particulier au détail et notamment à la fonctionnalité des lampes de chevet et du poste de télévision. Dans l’acte final, l’état de « rage insensée » qui est celui de l’artiste est au moins en partie le résultat de facteurs circonstanciels, à savoir le regard du public et l’accident. Sur ce dernier point, Arman nous apprend en effet : « Je me suis mis véritablement en colère dans l’appartement de Gibbson, parce que, à la fin, je m’étais fait mal. Cela m’a rendu furieux et, après, j’ai tout démoli en pleine rage »¹Arman, dans D. Abadie, « L’archéologie… », op. cit., p. 61..
 
Chez Arman, selon sa déclaration bien connue, «  l’‘action’, c’est une méga-œuvre, c’est le sommet d’une catharsis ». Elle est donc très souvent le prolongement de la pratique « plus froide » d’atelier. « Les ‘actions’ [...] sont des points d’exclamation de mon œuvre. Elles sont toujours en rapport avec ce que je fais », confirme l’artiste.²Arman, Mémoires…, op. cit., p. 187. Et dans la majorité des cas, la démarche de création de ce « logicien du Nouveau Réalisme »³P. Restany, « Arman et la logique formelle de l’objet », Arman, cat. exp., Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 1966, n. p. relève en grand partie d’un travail de mentalisation et d’exécution qui vise moins à la destruction qu’à une « déconstruction-reconstruction » artistique de l’objet, comme le spécifie d’ailleurs dès 1963 le créateur de la pièce Banjo Solo : « ce banjo marque une période nouvelle dans la manière d’aborder la destruction la déstructuration dirais-je plutôt de l’objet »Arman, Lettre à René Guiette, Düsseldorf, 1963, archives du Centre Georges Pompidou-Bibliothèque Kandinsky, Paris. Reprod. dans J.-M. Bouhours (dir.), Arman, op. cit., p. 309.
Miroir cassé...

Le geste pur, la projection pure qui renvoie à l’allure-colère comme un premier métissage. (C’est le même procédé que la cruche de 1958). Ici en 1962 toujours dans la recherche de la maîtrise du geste, améliorer par anticipation la trajectoire des accidents.
MIROIR CASSÉ
1962
TIRAGE: Unique. TECHNIQUE: Colère. DIMENSIONS EN MM.: 1480 x 1140 DESCRIPTION: Empreinte de miroir brisé sur papier.
Ce processus « d’une infaillible rigueur »P. Restany, « Arman et la logique… », op. cit., n. p. s’inscrit dans une succession méthodologique généralement peu compatible avec l’état colérique. Citons l’artiste : « Très souvent, nous agissons - je pense que c’est humain, peut-être même animal, mais c’est surtout humain - et tout à coup se superpose, malgré nous, une part d’inconscient. On veut faire quelque chose, on veut aller dans une direction, mais il y aura toujours une correction inconsciente […]. Il y a d’abord - avant une série de travaux ou une idée neuve - l’intuition. Je crois que c’est commun à tous les arts et à toutes les recherches. Après l’intuition, il y a le désir : celui de voir cette chose s’incarner, de la faire. Après le désir, il y a la volonté de réunir les forces matérielles nécessaires. Et, enfin, il y a l’exécution. Et dans l’exécution, on ne peut avoir oublié ni l’intuition, ni le désir. C’est peut-être ça que j’appelle l’inconscient »Arman, dans D. Abadie, « L’archéologie… », op. cit., p. 61-62..
 
La phase d’exécution, nous l’avons déjà envisagé, est peut-être à appréhender, pour une part au moins, dans une dimension autonome. « Je ne veux pas faire beau, faire valable je veux et c’est tout »Arman, Lettre à É. Radigue, affranchie le 19 mai 1958., assure ainsi Arman dans une lettre de 1958, qui précède de 5 ans cette analyse de Restany : « L’art ne peut pas exister sans crise : l’état de crise est, par excellence, le plus favorable à la création. Le repos, la stabilité des opinions et des goûts, la bonace intellectuelle, rien de plus néfaste à l’artiste qui s’y calfeutre. Mais entreprendre une œuvre au moment où la crise de l’esprit s’est répercutée sur tous les faits de la vie, où le manque d’assiette spirituelle est le plus violemment ressenti par un nombre d’hommes sans cesse accru, c’est une gageure. Arman répond à la crise de l’esprit par une décision de la volonté. Sans décision, nulle réponse n’est possible »P. Restany, « Arman », dans Arman, cat. exp., Milan, Galerie Schwarz, 1963. Reprod. dans J.-M. Bouhours (dir.), Arman, op. cit., p. 266..

 

La phase exécutoire est l’étape nécessaire qui permet de satisfaire le besoin d’une expression énergétique conquérante, difficilement dissociable de l’artiste, et dont l’origine reste difficile à identifier parmi toutes les pistes lancées ici. Tel est sans doute l’argument central du thème astrologique dû à Éliane Radigue, inséré dans le catalogue de l’exposition Arman à la Galerie Schwarz de Milan en 1963 : « Composition immédiate et fortuite correspondant miraculeusement au thème Astrologique de l’artiste. Arman. 17 novembre 1928. Nice. 15 heures. Scorpion, ascendant bélier. Comme nous pouvons le constater, le moteur du Temps, élément primordial, se trouve à la pointe de Mars, planète gouvernante du thème du natif. La planète Uranus qui préside aux facultés imaginatives du sujet coïncide exactement avec la table des variations temporelles. (Ce qui explique beaucoup de choses). Il est amusant de constater que les planètes Soleil et Mercure responsables de la capacité vitale et intellectuelle du personnage se trouvent au point de chute du morceau signé. La partie la plus confuse de la personnalité du natif est en rapport direct de lieu avec les éléments situés en Milieu de Ciel, éléments se chevauchant également assez confusément. Le polygone pentacle situé en Taureau, à la cuspide de la première maison, est évidemment un gage de réussite et de bonne fortune, éclairé par un Jupiter bien aspecté et puissant »El’Hyane (Éliane Radigue), « Le temps éclaté », Arman, cat. exp., Galerie Schwartz, Milan. Reprod. dans J.-M. Bouhours (dir.), Arman, op. cit., p. 266. Dans une lettre adressée à Arman en 1960, Éliane Radigue commente un thème établi cette fois par l’astrologue de la galeriste Iris Clert. Elle écrit notamment : « Il est bien évident que avidité de puissance, avidité sexuelle, mensonge sont des constantes et des répétitions dans divers mauvais aspects de ton thème mais un autre degré, moins développé certes, il y a également générosité, psychisme élevé ceci pouvant tempérer cela. […] Reste l’axiome astrologique les astres indiquent de possibles directions à l’individu concerné de choisir, ce qui s’appelle dominer son destin, en se dominant soi-même. » (É. Radigue, Lettre à Arman, 1960)..

Mais l’épilogue sera plutôt laissé à Pierre Restany - témoin et parfois cible de cette « capacité vitale et intellectuelle » armanienne - qui, à la toute fin des années 1960, dressera ce portrait d’Arman : « […] l’ensemble constitue un mélange curieux, assez exceptionnel, de force physique et de propensions artistiques. La dominante caractérielle est une dose permanente sans cesse renouvelée d’énergie brute : un capital de dynamisme physique et sensuel qui détermine l’action dans tous les domaines. Ce besoin d’agir, de se plonger dans la ‘praxis’ active explique sans doute l’éclectisme du personnage et de ses goûts. Qu’il s’agisse d’un comportement éclaté en contrastes d’attitudes ou au contraire d’un geste d’expression développé en toute logique, l’influx dynamique et la dépense énergétique sont les mêmes. Arman est le dépositaire d’une force vitale dont le déclenchement irrésistible l’engage irrémédiablement à travers la moindre de ses activités : il ‘est là’ derrière chacun de ses gestes. Cette puissance d’engagement n’est pas aveugle. Elle est coordonnée, canalisée par un sens moral primaire, un phénomène très consciemment ressenti, d’existence au monde. Ce sens moral se traduit par la recherche instinctive de l’économie de moyens. Très averti de la richesse de son capital énergétique, il n’en est pas systématiquement prodigue et sait se ménager des temps morts, des stases de repos entre les périodes de paroxysme. Une telle énergie, assortie toutefois d’un mode d’emploi, et liée dans son déchaînement à une moralité pragmatique aussi naturellement efficiente : voilà la dimension d’ensemble la plus frappante dès que le personnage s’ouvrage à vous, au-delà des premières et superficielles apparences »¹⁰ P. Restany, « Arman », op. cit., p. 1..

 
 
Je ne veux pas faire beau, faire valable, je veux et c'est tout...